
12 février 2025 #TCHAD #Sahel : [Enquête] Comment la Russie conquiert le Sahel, de base en base.
Depuis la Libye, où elle a redéployé une partie de ses hommes auparavant stationnés en Syrie, l’armée russe et son bras africain de l’Africa Corps renforcent leur présence plus au sud. Grâce à des témoignages et à des images satellites, Jeune Afrique révèle l’effort de guerre et d’équipement russe dans le Sud libyen et au Tchad.
C’est une base aérienne abandonnée dans le désert libyen. Des baraquements pouvant abriter des centaines de soldats, ensevelis par l’harmattan. Deux pistes de quatre kilomètres au tarmac craquelé par le soleil et près de quinze ans de négligence. En Libye, Maaten al-Sarra était l’un des joyaux de l’armée de l’air. Après la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, elle est délaissée par ses forces en déroute. Mais depuis la fin de l’année 2024, bulldozers et rouleaux compresseurs s’activent sur les pistes, afin de restaurer les infrastructures et moderniser les installations. Signe qu’une nouvelle force s’apprête à prendre possession des lieux : l’Africa Corps.
La structure militaro-politique de Moscou, appelée à remplacer la milice Wagner, se déploie sur le continent, et Maaten al-Sarra se présente comme l’une de ses têtes de pont. C’est que l’emplacement est stratégique. Situé dans le triangle du Sud libyen, bordant l’Égypte, le Soudan et le Tchad, dont elle est à 100 km de la frontière, Maaten al-Sarra domine la bande sahélo-saharienne. Elle se tient en un point central de la nouvelle aire d’influence de la Russie en Afrique. À terme, elle permettra de desservir, sans ravitaillement, aussi bien les bases aériennes de Niamey, au Niger, de Loumbila, au Burkina Faso et de Gao, au Mali, que la future base navale promise aux Russes, à Port-Soudan.
Un ancrage nécessaire à la réorientation stratégique de Moscou sur le continent, engagée à la mort d’Evgueni Prigojine, fondateur de Wagner, tué dans le crash de son avion en août 2023. En créant Africa Corps, le ministère de la Défense russe et le GRU, les services de renseignement militaires, ont commencé la reprise et l’extension du dispositif sécuritaire mis en place par la société militaire privée Wagner depuis 2017, récupérant au passage ses hommes et ses installations. Le projet se veut plus audacieux que celui de son prédécesseur. Afin de cimenter sa présence sur le continent africain, Moscou prévoit la construction d’une infrastructure logistique multipolaire reliant les pays du Sahel à la Méditerranée et à la mer Rouge, à travers le Sahara.
Maaten al-Sarra, hub moderne de l’Africa Corps
Avec ses six kilomètres carrés, Maaten al-Sarra est la seule base du Sud libyen pouvant répondre aux ambitions expansionnistes du Kremlin. Elle est en effet située dans une zone contrôlée par l’Armée nationale libyenne (LNA) du maréchal Khalifa Haftar, alliée de la Russie. Raison pour laquelle Moscou l’a sélectionnée. Le 9 mai 2024, à l’invitation de Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre russe des Affaires étrangères, Khaled Haftar, fils du maréchal et chef d’état-major des forces qui contrôlent l’est de la Libye, est reçu à Moscou pour discuter du déploiement libyen d’Africa Corps. Le 31 mai, c’est au tour du vice-ministre russe de la Défense Yunus-Bek Yevkurov de rendre visite à Khaled Haftar dans son pays. Selon nos informations, c’est à l’occasion de cette rencontre que l’accord de remise à niveau de la base est finalisé.
Début juillet 2024, des satellites survolant le Sud libyen repèrent les premiers signes de réinvestissement de la base. Des véhicules et des conteneurs sont entreposés sur l’aire de stationnement des aéronefs et un début de terrassement de la piste est observé. Les travaux de construction démarrent lentement, mais un événement va accélérer la cadence. Le 8 décembre, la chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie précipite l’abandon des bases russes dans ce pays. Afin de ne pas perdre ses hommes et ses équipements, Moscou décide de les évacuer en Libye. Selon le Wall Street Journal, des radars et des batteries antiaériennes S-300 et S-400 sont débarquées à Tobrouk, dernier port sous contrôle russe en Méditerranée, après l’abandon de la base navale de Tartous en Syrie. Composées alors de 800 hommes, les forces russes en Libye passent à 1 800 hommes.

Aidés par des déserteurs du régime syrien, les travaux de réfection de Maaten al-Sarra s’accélèrent fin 2024. Grâce à des images satellites obtenues par Jeune Afrique auprès de la société spatiale privée américaine Maxar, il est possible prendre la mesure du chantier. Sur une image, on observe une dizaine de véhicules et une quinzaine de conteneurs servant au transport de matériel ou au logement des ouvriers, installés dans la boucle de la zone de stationnement aéroportuaire. Sur la même photo, de la fumée se dégage d’un site de production du tarmac dont est enduit l’une des deux pistes de la base. Le resurfaçage concerne aussi l’aire de trafic et de stationnement des avions, de 85 550 mètres carrés. La dernière image, prise le 4 février 2025, montre cette dernière intégralement recouverte de goudron. On distingue aussi une nouvelle aire de béton de 12 000 mètres carrés. Une fois les hangars réhabilités dans quelques mois, la base pourra accueillir une centaine d’appareils militaires.

Maaten al-Sarra n’est pas la seule emprise libyenne à bénéficier d’une modernisation de ses installations. Des efforts similaires ont été constatés dans deux autres bases aériennes, celle d’Al-Jufra au centre du pays et celle d’Al-Khadim, proche de la ville côtière de Benghazi. Selon le collectif d’investigation All Eyes On Wagner, depuis la chute du régime de Damas, dix vols cargo, des Iliouchine 76 et des Antonov 124, ont livré des équipements militaires avancés, dont des batteries antiaériennes S-300 et S-400 à ces deux emprises, déjà fréquentées par les hommes de Wagner.
Plus de la moitié de ces mercenaires ont aujourd’hui été remplacés en Libye par des soldats d’Africa Corps, souligne Africa Initiative, le bras informationnel de Moscou sur le continent. La formation de ce nouveau nœud logistique russe viendra compléter un archipel de bases qui s’étend du nord de la Libye jusqu’au sud de la Centrafrique (voir notre carte, ci-après). Il permettra à Moscou de créer un pont aérien entre la Méditerranée et le Sahel, afin d’acheminer plus facilement des hommes et du matériel à ses alliés dans la région. Il pourrait aussi rendre encore un peu plus difficile l’accès des forces françaises et américaines à ces zones.
La stratégique jonction Méditerranée-Sahel
« Les Russes cherchent à déployer une présence calquée sur celle de l’Africom, le commandement unifié des États-Unis pour l’Afrique qui coordonne toutes les activités militaires et sécuritaires américaines sur le continent », assure un chercheur malien. Outre la jonction Méditerranée-Sahel, le prochain objectif de cette réorganisation du dispositif russe en Afrique serait de bloquer la route de l’Atlantique Sud aux puissances occidentales, en faisant basculer des pays côtiers du golfe de Guinée dans ce nouveau pré carré moscovite. Hormis des avantages politiques et militaires évidents, la mise en place d’un tel dispositif apportera à la Russie « des dividendes économiques par le contrôle des gisements d’or, de platine, de cobalt, d’uranium, de diamants, de pétrole, de terres rares et leur développement dans des conditions mutuellement avantageuses avec les partenaires africains », expliquait Igor Korotchenko, président du Conseil public, relevant du ministère de la Défense de la Fédération de Russie.
La réhabilitation de Maaten al-Sarra en Libye permettra également d’ouvrir une voie de transport en direction du Tchad voisin. Après le départ, fin janvier, des forces françaises stationnées dans le pays, à la suite de la dénonciation par N’Djamena de l’accord de défense la liant à Paris, les trois emprises rétrocédées cherchent repreneur. Bien qu’Abderaman Koulamallah, le ministre des Affaires étrangères du Tchad d’alors, ait affirmé début décembre dans un entretien à France 24, que son pays souhaitait mettre fin « à toute présence militaire étrangère », assurant qu’ « il n’y aura ni militaires français sur le territoire tchadien, ni militaires russes », plusieurs sources ont confirmé à Jeune Afrique la présence de précurseurs d’Africa Corps au Tchad. Dans la capitale, ils auraient même pignon sur rue.
« Je les croise à chaque déjeuner dans l’hôtel La Tchadienne, à côté de l’aéroport, indique une cliente étrangère. Ils mangent en groupe de six ou sept, vêtements tactiques, un éventail d’âges très large, et ils discutent en russe. Ils ne se cachent pas, leur présence s’est amplifiée ces trois dernières semaines. Elle est tout à fait assumée. Je les ai aussi croisés au supermarché et dans la rue. » En face de La Tchadienne, à l’hôtel chinois Chez Wou, d’autres membres du groupe ont été aperçus. « Il s’agit de pilotes russes accompagnant les émissaires civils et les gradés qui, eux, logent au Radisson de N’Djamena », affirme une source humanitaire. Ces derniers seraient venus négocier le déploiement d’Africa Corps au Tchad. L’aboutissement de plusieurs mois de rapprochement, engagé par Moscou avant la présidentielle de mai 2024.
La Russie avait d’ailleurs été le premier État à féliciter le président élu Mahamat Idriss Déby Itno à cette occasion. Ce dernier s’était auparavant rendu en Russie en janvier 2024 pour discuter d’une possible coopération élargie. En juin, un mois après l’élection, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a ensuite affirmé que « la Russie et le Tchad ont déjà signé plusieurs accords qui préparent le cadre juridique à une coopération croissante en matière de défense et de sécurité ». Si le gouvernement tchadien, remanié récemment n’a pas réagi à nos sollicitations, ce partenariat semble déjà prendre corps sur la base de Faya-Largeau, au centre du pays, où l’armée française était stationnée il y a encore quelques semaines.
Une image, fournie par une source sur place, y montre le débarquement, fin janvier, d’une importante cargaison de matériel de transmission équipés de radômes, dont l’installation a été pilotée au sol par des opérateurs russes. Après analyse de la photographie des installations par un spécialiste en technologie militaire, il s’agirait de « radars de contre-batterie, et de radars anti-drone, de courte distance, à haute fréquence », utilisés dans la sécurisation de l’espace aérien. Elle pourrait attester d’une volonté d’intégration de la base au dispositif régional d’Africa Corps. Se situant à exactement 500 km de celle de Maaten al-Sarra, la base de Faya-Largeau viendrait compléter, à son tour, la jonction logistique russe entre la Méditerranée et le Sahel.