Et si Alger revenait de plain-pied dans le dossier sécuritaire sahélien, après plusieurs années d’éclipse ? Le point avec le chercheur algérien Adib Bencherif.

Acteur relativement discret de la crise du Sahel, Alger n’en considère pas moins avec inquiétude l’évolution de la situation politique et sécuritaire chez ses voisins du sud. En particulier au Mali, où un nouveau coup d’État – le second en moins d’un an – a placé le colonel Assimi Goïta à la présidence malienne. Entre la libération en octobre 2020 d’une centaine de jihadistes contre celle des otages Soumaïla Cissé et Sophie Pétronin et le versement d’une rançon s’élevant à plusieurs millions de dollars, les critiques ici et là contre les accords d’Alger, les accusations récurrentes de complaisance vis-à-vis du chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) Iyad Ag Ghaly, le dossier sahélien est revenu sur le dessus de la pile du pouvoir et de l’armée.

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Lesquels s’estiment insuffisamment écoutés, notamment sur la politique de paiement de rançons aux groupes jihadistes, qu’Alger rejette, et sur une approche plus politique de la crise. Adib Bencherif, professeur adjoint à l’École de politique appliquée de Sherbrooke (Canada), chercheur associé au Sahel Research Group de l’université de Floride (États-Unis) et codirecteur de L’Analyse du risque politique (PUM, 2021) fait le point pour JA.

Jeune Afrique : L’Algérie continue à mettre en avant les accords d’Alger comme cadre au règlement du conflit malien. Ces accords sont-ils encore sauvables ou sont-ils de fait caduc ?

Adib Bencherif : L’accord d’Alger de 2015 s’inscrit dans la continuité des accords signés dans les années 1990 et en 2006 entre les groupes rebelles et le gouvernement malien. L’Algérie a joué à chaque fois le rôle de médiateur. L’ensemble de ces accords se concentre sur le nord du Mali, avec une focale plus spécifique sur la région de Kidal pour l’accord de 2006. Celui de 2015 a, bien sûr, sa pertinence, mais traite essentiellement du Nord du Mali et de la relation des communautés du Nord avec l’autorité centrale. Toutefois, à partir de 2015, les violences se sont étendues au centre du pays et impliquent d’autres communautés, sans parler des coups d’État récents et des nombreux enjeux de gouvernance. La résolution du conflit malien ne peut pas être limitée à cet accord, puisque celui-ci est centré sur le nord. Bref, l’accord n’est pas une fin en soi, mais c’est l’un des outils pour parvenir à la paix au Mali.

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Que manque-t-il à leur application ?

Le comité de suivi de l’accord (CSA), composé de plusieurs pays dont l’Algérie et la France, évalue régulièrement la mise en œuvre et l’état d’avancement des mesures prévues dans l’accord. Mais la médiation ne peut pas contraindre les acteurs locaux à le mettre en œuvre. D’ailleurs, les trois parties signataires – l’État malien, la plateforme, la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) et les divers groupes et intérêts qui les composent – ont aussi des rencontres informelles sans les médiateurs internationaux.

Cela donne lieu à des accords qui circulent souvent dans leur version « officielle » sur les réseaux sociaux. Il y a en vérité plusieurs niveaux de négociation liés aux intérêts de divers types d’acteurs au nord du Mali : entrepreneurs politiques, narcotrafiquants, seigneurs de guerre, chefs traditionnels et jeunes leaders politiques. De plus, la période intérimaire – qui a fait suite à la signature de l’accord – a été sujette à d’incessantes négociations entre les parties au conflit, révélant la complexité des relations intercommunautaires et intracommunautaires, notamment sur les questions de la décentralisation et de la représentativité dans les différentes instances.

L’ex-président nigérien Mahamadou Issoufou a critiqué les accords d’Alger à plusieurs reprises. Le président Bazoum semble entretenir de meilleures relations avec son voisin du Nord. Peut-il y avoir une convergence entre les deux pays pour la lutte contre le terrorisme au Sahel ? 

En août 2019, l’ex-président Issoufou avait critiqué l’accord d’Alger du fait que les groupes de la CMA – plus particulièrement le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) qui contrôle la région de Kidal – entretiendraient des relations avec des mouvements jihadistes. Ce serait plus particulièrement le cas avec le GSIM, la coalition jihadistes dirigée par Iyad Ag Ghaly. Des relations interpersonnelles existent effectivement du fait d’allégeances tribales préexistantes à la formation de ces milices armées. Néanmoins, cela ne signifie pas que la gouvernance de la région de Kidal est menée conjointement avec les jihadistes.

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Il y a certainement des terrains d’entente, mais les jeux relationnels sont très fluides. L’ex-président Issoufou a d’ailleurs apaisé ses relations avec la CMA lors d’une rencontre en novembre 2019 avec une délégation touarègue composée notamment du leader du HCUA, Alghabass Ag Intalla. Si les relations algéro-nigériennes étaient relativement bonnes sous Issoufou, la coopération avait certainement ralenti à la suite de problèmes de politique intérieure en Algérie et de problèmes sécuritaires multiples au Niger. Le président Bazoum, tout en étant sur une forme de continuité avec son prédécesseur, cherchera très certainement à renforcer la coopération bilatérale dans la lutte contre le terrorisme, en demandant plus de partage d’information, plus d’appui sur les volets logistiques, ainsi que de soutien en matière de formation des forces de sécurité et d’équipements, dont l’armée nigérienne semble manquer.

Comment analyser les tensions récurrentes entre Alger et Bamako ? Les accusations de Bamako, et en off de Paris, contre Alger, soupçonnée de protéger des chefs jihadistes comme Iyad Ag Ghaly sont-elles crédibles ? Quel est l’intérêt pour Alger ?

Ces accusations de Bamako sont basées sur des rumeurs récurrentes. Il est évident que des Touaregs et des communautés nomades du nord du Mali trouvent refuge et soignent leurs blessés dans le sud algérien. Parmi eux, il est tout à fait possible qu’il y ait des jihadistes qui se soient infiltrés. Certains sont peut-être même en communication avec les forces de sécurité dans le cadre de possibles redditions. Depuis le premier mandat de l’ex-président algérien Bouteflika, la politique contre-terroriste algérienne a toujours oscillé entre la carotte et le bâton, c’est-à-dire une lutte contre-terroriste basée sur des opérations régulières et des raids musclés, tout en laissant la possibilité pour les jihadistes de se rendre en échange d’une forme d’amnistie. Des contacts sont établis dans le cadre de négociations. Cela permet de laisser l’option politique sur la table et ne pas se limiter à l’option sécuritaire.

Il est aussi vrai que Iyad Ag Ghaly a pendant longtemps été considéré par Alger comme un acteur avec lequel il était possible de négocier, et ce, dès le début de la rébellion touarègue de 2012. C’était d’ailleurs un des points de désaccord majeurs avec Paris. Depuis les dernières années, Bamako s’aligne de plus en plus avec la vision d’Alger, avec des négociations entamées avec le leader du GSIM. De nombreux Touaregs au Mali lors de mes recherches de terrain en 2016 et 2017 me répétaient souvent qu’une paix ne pourrait être trouvée qu’en intégrant Iyad Ag Ghaly à la discussion, et qu’il ne pouvait pas être exclu de la table des négociations. Du côté d’Alger, il y a aussi un agacement manifeste lorsque des rançons sont payées pour libérer des otages détenus par les groupes jihadistes et lorsque leurs combattants capturés sont libérés.

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Il faut savoir qu’Alger a beaucoup milité à l’international au cours des années 2000 pour le non-paiement de rançons, considérant que cela renforçait significativement les capacités des groupes jihadistes. Alger a exprimé son mécontentement lors du paiement de la rançon et de la libération des 200 jihadistes contre l’opposant feu Soumaïla Cissé et l’humanitaire française Sophie Pétronin, en octobre dernier.

Des discussions auraient lieu sur la participation de l’Algérie à la Minusma. Que peut apporter l’Algérie sur le terrain ? 

L’article 31 de la nouvelle constitution algérienne adoptée en 2020 permet la participation de l’Algérie a des opérations de maintien de la paix. Si le pays a toujours été réfractaire à une intervention militaire à l’extérieur de ses frontières, au nom du principe de souveraineté, ce changement opéré dans la dernière constitution laisse la porte ouverte à ce type de discussions. Il y a très certainement eu des conversations informelles à ce sujet, mais il n’y a pas eu d’engagement sur cette question. Et il est peu probable qu’une telle décision soit prise rapidement, car il s’agit d’un changement doctrinal majeur.

Je le déconseillerais, surtout comme premier théâtre d’intervention extérieure (malgré des épisodes sporadiques en dehors des frontières algériennes par le passé). Même dans le cadre d’une opération onusienne de maintien de la paix, la présence de soldats algériens pourrait être interprétée comme une forme d’ingérence au Mali et pourrait nuire aux relations avec le voisin. Rappelons-nous simplement des nombreuses rumeurs qui ont circulé à l’époque à chaque fois que l’Algérie a joué le rôle de médiateur pour les conflits au nord du Mali.

Vous avez, par exemple, souligné la rumeur autour de la complicité avec les jihadistes. Sur le plan stratégique toutefois, une participation au sein de la Minusma permettrait à l’Algérie de comprendre davantage les réalités au Mali, notamment dans le centre du pays pour lequel celle-ci ne dispose pas de connaissances fines. Mais je le déconseillerais pour ne pas nourrir les rumeurs d’ingérence et les récits complotistes qui sont déjà nombreux…

Toutefois, que les soldats algériens soient déployés ailleurs qu’au Sahel, sur le continent africain ou dans le monde, pourrait être une bonne chose. Cela permettrait de vivifier l’armée algérienne, de lui faire bénéficier de transferts de connaissances et d’enrichir sa culture militaire, en l’exposant à d’autres pratiques.

Alors qu’Alger et Paris tentent un rapprochement, comment les autorités algériennes, et en particulier l’armée, perçoivent-elles l’opération Barkhane lancée par la France en 2014 ? 

Alger a toujours encouragé le traitement des enjeux sécuritaires du continent, en passant par l’Union africaine et des collaborations régionales et bilatérales entre les États, à la manière du Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cémoc) lancé en 2010 et basé à Tamanrasset. Alger souhaitait que la lutte contre le terrorisme se fasse par une collaboration entre les États de la région. Elle défend le processus de Nouakchott de 2013 qui inscrit la coopération sécuritaire au Sahel dans le cadre de l’Union africaine.

L’opération Barkhane, action contre-terroriste menée par l’ancienne puissance coloniale, ne pouvait que mettre Alger sur la défensive… De plus, l’initiative du G5 Sahel (soutenue par la France) est regardée avec une certaine circonspection par Alger qui aurait préféré que cette structure s’insère dans le processus de Nouakchott. Les rumeurs, faisant croire que l’armée algérienne allait intervenir au Sahel sous l’égide du G5 Sahel et de la France, ont provoqué d’ailleurs la colère de nombreux responsables algériens. Ces rumeurs étaient basées sur une déformation des propos du président français en février dernier lorsqu’il parlait d’un « réengagement de l’Algérie » au Sahel. Cette expression de « réengagement » a aussi agacé à Alger, puisqu’elle suppose qu’il y a eu un désengagement du pays dans les questions sécuritaires au Sahel. Malgré tout, des collaborations ponctuelles sur le plan opérationnel ont lieu avec l’armée algérienne, bien que cette dernière ne souhaite pas se déployer au-delà de ses frontières.

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Quel est le point de vue algérien sur les nouvelles autorités maliennes ? Ce nouveau coup d’État malien complique-t-il encore la coopération interétatique dans la région ?

Alger avait condamné le coup d’État d’août 2020, invité à la tenue d’élections et au respect de l’ordre constitutionnel. Puis, la CEDEAO, par l’entremise d’une médiation menée par l’ex-président nigérian Good Luck Jonathan, a réussi à négocier avec les putschistes pour parvenir à une transition plus ou moins dirigée conjointement par des civils et des militaires. Ces derniers étaient présents au gouvernement avec, notamment, la présence du vice-président Assimi Goïta – leader du putsch contre l’ex-président Ibrahim Boubacar Keïta. Bien qu’Alger a vraisemblablement été froissée de ne pas avoir été consultée et associée étroitement aux négociations de la CEDEAO avec les putschistes, l’idée d’une transition malienne revenant vers un ordre constitutionnel était plutôt rassurante. Des signaux encourageants avaient été envoyés, par exemple avec l’annonce de la tenue d’élections présidentielle et législatives en février et mars 2022.

Ce nouveau coup d’État malien a surpris tout le monde. Ce « coup d’État dans le coup d’État » – avec les résignations le 26 mai dernier du président Bah N’Daw et du Premier ministre Moctar Ouane, et l’avènement (non dissimulé cette fois) d’Assimi Goïta à la tête du pouvoir malien – a conduit à une réaction prudente d’Alger. Celle-ci rappelle la nécessité d’un retour à l’ordre constitutionnel et invite les leaders maliens à un sens des responsabilités. Il est probable qu’Alger cherchera à présent à s’entretenir avec Assimi Goïta et son entourage pour saisir leurs intentions, tout en demeurant alerte, puisque ceux-ci ont soufflé le chaud et le froid au cours des derniers mois…

Jeune Afrique

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