Le premier roman de l’auteure tchadienne Aché Ahmat Moustapha vient de paraître. Intitulé Kalam Sutra, il raconte l’histoire d’une femme parmi tant d’autres au Tchad : celle de Kelou, une jeune fille espiègle, qui refuse son destin de femme au foyer pour devenir médecin, dans un pays en proie à l’insécurité et où le poids de la tradition est encore fort. Kalam Sutra est aussi un livre pour dénoncer les violences faites aux femmes.

RFI : Dans votre livre Kalam Sutra, vous dressez un tableau des inégalités entre hommes et femmes au Tchad, est-ce que c’est cet aspect-là qui a inspiré votre titre ? Quelle est sa signification ?

Aché Ahmat Moustapha : « Kalam Sutra » c’est en arabe tchadien, un assemblage des mots forts en sens dans le quotidien de la femme tchadienne qui exprime tous les diktats « pour une question de pudeur », « pour une question de dignité ». Ça raconte l’histoire d’une petite fille espiègle, qui grandit dans le livre, qu’on découvre, qui rencontre des gens formidables autour d’elle. C’est une femme qui apprend à se battre pour arriver à ses fins dans un monde où les traditions, pesanteurs socio-culturelles, se mêlent. Il fallait aussi révéler, aux yeux du monde, l’extraordinaire capacité de résilience de la femme tchadienne, et surtout d’aborder avec délicatesse les maux qui minent notre société.

Votre héroïne, Kelou réussit mais doit faire des compromis, notamment en se mariant. Qu’est-ce que son histoire nous révèle de la situation des femmes tchadiennes aujourd’hui ?

Aujourd’hui, il faut faire des compromis pour cette femme-là, la vie n’est que compromis, c’est toujours de sacrifice en sacrifice pour pouvoir réussir. La femme tchadienne ne vit pas, elle survit. Tout ce que la femme tchadienne doit faire et poser comme acte, elle doit réfléchir deux fois plus avant de faire quoi que ce soit, parce que tout est question de « sutra », « kalam sutra » ; « ah bah tu dois sortir, attention, tu dois te couvrir quand même », parce que c’est une question de dignité. Tout ce qu’elle doit faire, que ce soit dès son jeune âge de jeune fille, adolescente, femme, est dicté malheureusement par ce statut-là. Il faut absolument faire plaisir à l’autre et la femme, malheureusement, se met de côté et des fois elle s’oublie pour cette question de pudeur et de dignité.

Vous écrivez que la femme tchadienne s’oublie également pour correspondre à un diktat de beauté où il faut être claire de peau.

La question de la dépigmentation pour moi était importante aussi, donc subtilement on en parle avec un autre personnage qui effectivement se dépigmente la peau. C’est le critère d’éligibilité et de beauté. Aujourd’hui, les Brésiliennes, les tresses, il faut faire tout ça. Ça me plaît, mais c’est aussi pour plaire, notamment aux hommes.

Votre livre parle également de la complicité entre les femmes. C’était important pour vous de la montrer ?

C’était important de relever qu’aujourd’hui lorsqu’on est ensemble, on peut mieux avancer. On est toujours là en train de dire qu’on doit se soutenir, mais quand je vois des femmes qui sont capables de pouvoir agir pour changer les choses, mais que les lignes ne bougent pas, je trouve ça vraiment dommage. Et cette complicité, elle ne doit pas s’arrêter uniquement dans une simple complicité. Dans l’histoire de Kelou, ça va plus loin. On essaye de sauver des vies, et surtout quand beaucoup de nos sœurs font face aux violences basées sur le genre et sur tout ce qui est lié au sexisme, c’était important de la relever, oui.

En 2017, vous avez co-écrit l’ouvrage Portraits de femmes tchadiennes, en hommage à vos sœurs et mères qui se battent au quotidien… Comment voyez-vous l’évolution du statut de la femme tchadienne ?

Les choses ont empiré, parce que malheureusement, je risque d’être négative aux yeux des autres, mais il faudrait vivre ces réalités pour les comprendre et les assumer. Tous les jours, il y a des cas de féminicide, des jeunes filles sont violées. Pas plus tard qu’il y a quelques jours, une jeune fille de 7 ans a été violée. Peu de personnes en parlent, mais les condamnations ne suivent pas. Quand tout cela est une évidence malheureusement, un vécu quotidien des femmes et des jeunes filles dans le pays, pour moi, il n’y a pas de changement.

Toutefois dans Kalam Sutra, l’époux de Kelou, Omar, la soutient dans ses études et sa carrière. Est-ce que c’est le cas de beaucoup d’hommes tchadiens aujourd’hui ?

Pas beaucoup et je le dis en assumant totalement parce qu’on a du mal aujourd’hui à accepter qu’une femme puisse dépasser un homme. Je le vois personnellement dans mon propre cas. Par exemple, sur les réseaux sociaux, il suffit que je lance un sujet sérieux pour avoir un déversement de colère où l’on me rappelle ma place de femme, notamment de fille musulmane – c’est encore cette question de pudeur et de dignité qui revient – « tu ne dois pas faire ça, parce que tu n’es qu’une femme, ta place est dans la cuisine ». Ils ne sont pas nombreux à soutenir les femmes, et ça je ne suis pas d’accord. Les choses doivent changer.

Comment changer le cours des choses ?

Tant que les femmes n’arrachent pas la place qui leur est due, ça sera toujours difficile. J’en parle aussi dans le livre. Il ne faut pas que ce soit juste des slogans politiques. L’autonomisation de la femme, c’est comme un effet de mode, on parle de ça, mais concrètement, quelle est la place qu’on donne aux femmes ? Le chemin est encore long, mais j’espère vraiment que ça va changer. Mais ça va être difficile, car tant qu’on vit dans les problèmes, quand on voit un peu l’aspect sécuritaire avec Boko Haram, quand on voit aussi le côté politique où le Tchad est en plein dans une transition, tout cela ne favorise pas l’émancipation à proprement parler de la femme tchadienne.

Mais vous restez optimiste malgré tout…

Si aujourd’hui, à travers cette histoire, une sœur se reconnaît, que ce soit au Tchad ou ailleurs et que les lignes bougent justement favorablement pour les femmes du Tchad, eh bien je pense que ce sera déjà un combat de gagné pour moi.

Tchadanthropus-tribune avec RFI

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