L’armée soudanaise accuse le Tchad de soutenir le rebelle Hemetti. Elle a menacé de s’en prendre aux aéroports tchadiens, ce que N’Djamena a dénoncé comme une « déclaration de guerre ».

Une fois encore, la mort est venue du ciel, sans prévenir. Ce 22 mars, à 200 kilomètres au nord d’El-Fasher, dans le Darfour soudanais, un drone a tué Moda Ali Brahim Maguine et Nadir Saboun Docki Dondi. Ces deux colonels zaghawas étaient des déserteurs de l’armée du Tchad. Ils combattaient aux côtés des militaires fidèles au président soudanais, Abdel Fattah al-Burhane, et au gouverneur du Darfour, Minni Minnawi, contre les Forces de soutien rapide (FSR) du général rebelle Mohamed Hamdan Daglo, dit Hemetti.

Un de leurs compagnons résume, au sujet du colonel Moda : « Il était venu pour protéger les siens et éviter un second génocide au Darfour. » Depuis plus d’un an, de nombreux Tchadiens issus de la communauté zaghawa, qui vit des deux côtés de la frontière, ont en effet rejoint Minni Minnawi. C’est le cas d’Ousmane Dillo Djerou, le frère de Yaya Dillo Djerou, opposant et candidat à la présidentielle tué au Tchad dans l’assaut de son quartier général en février 2024. Beaucoup ont combattu à El-Fasher, capitale du Darfour assiégée par les FSR.

Aujourd’hui, l’armée soudanaise estime que le Tchad lui mène une guerre par procuration. Dès 2024, plusieurs enquêtes ont fait état de livraisons de matériel des Émirats arabes unis à Hemetti, via l’est du territoire tchadien. Les Émiratis ont en particulier utilisé l’aéroport d’Amdjarass – par ailleurs fief de la famille Déby Itno. Des images satellites ont montré les évolutions successives de la zone, y compris la construction de hangars et de réservoirs de carburant, ainsi que l’aménagement de parkings pour des avions gros-porteurs.

Les drones d’Amdjarass

L’aéroport d’Amdjarass ressemble aujourd’hui étrangement à une autre base construite à Al Khadim, en Libye, par les Émirats pour y accueillir des drones. Les autorités émiraties ont assuré qu’elles n’avaient construit qu’un hôpital à Amdjarass, afin d’accueillir réfugiés et blessés du conflit soudanais. Mais des livraisons d’armes ont été constatées, qui ont ensuite pris la route de la frontière puis de la ville d’Al Zorg, qui a un temps été l’une des bases des FSR dans la région du Darfour. Selon plusieurs sources sécuritaires, des drones ont également été livrés par avion à Amdjarass.

Les services de renseignement de l’armée soudanaise assurent que ces appareils seraient pilotés depuis le Tchad par des opérateurs émiratis, qui ciblent des objectifs au Soudan. Est-ce l’un de ces drones qui a frappé, le 22 mars, Moda Ali Brahim Maguine et Nadir Saboun Docki Dondi ? C’est en tout cas ce qu’affirme un de leurs compagnons joints par Jeune Afrique, tandis que, dès le 23 mars, l’armée soudanaise a repris cette version en affirmant son intention de « [se] venger », selon les mots de son commandant en chef adjoint, le général Yasser Al-Atta.

« Nous déclarons que les aéroports de N’Djamena et d’Amdjarass sont des cibles légitimes pour nous », a ajouté ce haut gradé, provoquant une riposte immédiate des autorités tchadiennes, qui ont condamné « fermement ces déclarations irresponsables, qui peuvent être interprétées comme une déclaration de guerre si elles sont suivies d’actes ». Et le ministre tchadien des Affaires étrangères, Abdoulaye Sabre Fadoul, d’ajouter, en dénonçant « la désinformation et les provocations » soudanaises : « Le Tchad se réserve le droit de répondre avec force à toute tentative d’agression. »

N’Djamena a toujours démenti « amplifier la guerre au Soudan » en fournissant des armes aux FSR d’Hemetti. Contacté par Jeune Afrique, le chef de la diplomatie tchadienne a réaffirmé que son pays n’était « en rien concerné autrement que par l’accueil des réfugiés sur son sol et ses efforts diplomatiques pour un retour à la paix au Soudan ». Mais cela n’a pas empêché la tension de monter d’un cran, entre le Tchad et le Soudan donc, mais aussi à l’intérieur même du Tchad, au sein de la très influente communauté zaghawa, dont est en partie issu le chef de l’État, Mahamat Idriss Déby Itno.

Casse-tête zaghawa pour Déby Itno

Selon nos informations, le président tchadien, élu en avril 2024 après avoir dirigé pendant trois ans la transition à N’Djamena, a fait passer des messages à certains cadres zaghawas afin qu’ils contribuent à freiner le rythme des défections au sein de l’armée tchadienne. Ceux-ci ont alors fait savoir à Mahamat Idriss Déby Itno qu’il devrait au préalable prendre ses distances avec les Émirats arabes unis et faire cesser les livraisons aux FSR via l’est du Tchad et l’aéroport d’Amdjarass.

Selon plusieurs sources, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Émiratis ont récemment évoqué avec le président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra, la possibilité pour Bangui de leur servir de base arrière. D’après nos informations, ils souhaiteraient pouvoir utiliser l’aéroport de la capitale, mais aussi celui de Birao, dans l’est du pays. Alors que le Tchad s’était vu accorder un prêt d’1,5 milliard de dollars en 2023, la Centrafrique a signé le 6 mars un accord de partenariat économique avec Abou Dhabi.

Mahamat Idriss Déby Itno a par ailleurs reçu, le 20 mars à Amdjarass, le vice-ministre saoudien des Affaires étrangères d’Arabie saoudite, Waleed Bin Abdulkarim El-Khereiji. L’Arabie saoudite, alignée dans ce dossier sur les États-Unis, voit depuis le début du conflit soudanais d’un mauvais œil le soutien des Émirats aux FSR d’Hemetti. Refusant de laisser le champ libre à Abou Dhabi dans un espace est-africain sur lequel ils veulent peser, les Saoudiens plaident pour une solution pacifique, en opposition à l’appui en armes et matériel de son rival du Golfe.

N’Djamena s’éloignera-t-elle des Émirats, sous les pressions du Soudan et d’une communauté zaghawa majoritairement hostile aux FSR ? « Pour le moment, Mahamat Idriss Déby Itno semble vouloir jouer sur les deux tableaux : jouer le jeu des Émirats, tout en faisant croire aux Zaghawas qu’il les entend, estime un ex-conseiller du président. Mais c’est un jeu de dupes. C’est peut-être pour cela que l’armée soudanaise a réitéré publiquement ses accusations en pointant les drones et l’aéroport d’Amdjarass. »

La menace Dillo Djerou

« Déby Itno est face à un choix difficile. Apaiser les Zaghawas en s’éloignant des Émirats aurait du sens sur le plan intérieur. Seulement, cela revient aussi à favoriser les forces coalisées autour de l’armée soudanaise, dont font partie des hommes tels qu’Ousmane Dillo Djerou », explique une source diplomatique à N’Djamena. Le frère de Yaya Dillo Djerou, présent au Soudan depuis un an et demi, estimait auprès de Jeune Afrique il y a quelques mois déjà, que le nombre de combattants tchadiens autour d’El-Fasher s’élevait à « plus de 3 000 » hommes.

Dans un message envoyé depuis El-Fasher, Ousmane Dillo Djerou ne faisait pas mystère de ses intentions : « Nous n’excluons pas de tourner nos armes contre la mafia qui pille notre pays depuis N’Djamena ». Le rebelle a par ailleurs profité de sa nationalité française pour investir un autre terrain. En février, il a engagé deux avocats en France, Pierre Masquart et Charles-Stéphane Marchiani, « afin d’engager toutes les procédures requises pour que les auteurs, les commanditaires et les complices de [l’]assassinat politique [de son frère] soient identifiés ».

« Un an après, aucune enquête, au Tchad, en France ou au niveau international visant à faire la lumière sur cette histoire n’a été lancée. La famille Dillo Djerou refuse que ce crime reste impuni et a engagé une série d’actions », explique le communiqué d’Ousmane Dillo Djerou. La guerre au Soudan et l’extension régionale du conflit qui oppose Abdel Fattah Al-Burhane au général Hemetti permettront-elles à ce dernier de venger la mort de son frère qu’il impute à Mahamat Idriss Déby Itno ? Ce dernier ne prend en tout cas pas la menace à la légère.

Jeune Afrique

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