Monsieur Brody,

Je vous envoie ce courrier suite à l’actualité de ces dernières semaines. J’ai suivi avec beaucoup d’attention l’arrestation de Hissein Habré, l’intervention de son épouse et votre réponse à travers le témoignage de Mme Khaltouma Daba. Et je me suis dis que c’est une belle opportunité pour moi également de savoir ce qui est arrivé à mon père. Et j’ai décidé alors de vous écrire en espérant avoir un avocat à mes côtés.

Voici mon histoire, Monsieur Brody :

Nous vivions paisiblement à Sarh (dans le sud du Tchad), mon père était un commerçant et ma mère comme la majorité des femmes tchadiennes était femme au foyer (comme on le dit chez nous « ménagère »). En 1979, la guerre éclata à N’djamena et brusquement la guerre s’est répandue dans notre localité. Et on a commencé à tuer les gens dans la ville de Sarh.

Un ami de mon père était venu en courant à la maison la nuit pour dire à mon père de fuir car on est entrain de rafler tous les gens du nord. Nous sommes concernés car nous sommes arabes de Batha. Mon père a aussitôt appelé ma mère et l’a informé de la situation et lui a demandé de rassembler nos effets personnels et qu’on doit quitter demain à la 1ére heure la ville car la situation est grave. Hélas à 5h du matin des gens sont venus à la maison, des militaires accompagnés des civiles pour prendre mon père et l’amener.

Et après nous avions été littéralement chassés de notre maison et nous avions eu notre salut grâce à un voisin qui nous a recueilli chez lui. Notre maison a été pillée et détruite. La nuit suivante, nous avions été caché dans un camion et quitté la ville en laissant tout dernière nous.

Après plusieurs mois de voyages, qui pour moi âgée à peine de 12 ans fut un voyage sans fin et avec la faim. Nous sommes finalement arrivés à Ati, zone d’où mes parents sont originaires. Nous avons survécu grâce à la solidarité de la communauté. Aujourd’hui âgée de 46 ans, il n’y a pas un jour où M. Brody je ne me pose pas les questions suivantes :

Pourquoi mon père a été enlevé ?

Et pourquoi les commanditaires et ceux qui l’ont exécuté sont restés impunis ? Comme pour Mme Daba, il est parti et n’est jamais revenu. Nous n’avions pas eu de corps non plus à enterrer et jusqu’à aujourd’hui nous sommes dans le deuil. Et au moment où je vous écris ces lignes, le film des évènements passés défilent devant moi. Eh oui ! M. Brody, à 12 ans ces images sont restées et resteront à jamais graver dans ma mémoire. Et nos larmes n’ont jamais cessé de couler.

Après plusieurs recoupements et informations reçues, il s’est avéré que Kamougué avait donné des instructions à ses troupes de tuer tous les « nordistes » donc musulmans qui sont dans la zone sud. Et il y a eu plusieurs milliers de massacres des innocents sur la seule base de leur ethnie et de leur religion !!! Et je devrais dire que nous étions chanceux car par la suite des familles entières ont été massacrées.

Alors M. Brody, je vous demande où est mon père ?

Mais Mme Daba a la chance de vous avoir vous M. Brody pour la défendre et de savoir peut-être où se trouve son mari. Et moi et ces milliers d’autres tchadiens qui ont connu les mêmes souffrances, les mêmes nuits sans sommeil, les mêmes atrocités. Nous ne comptons pas ? Ne sommes nous pas des victimes ? J’ai vécu ce drame en 1979, d’autres compatriotes ont vécu les mêmes atrocités bien avant moi en 1960, en 1965, en 1980, en 1987, en 1990, en 1995 et aujourd’hui encore en 2013 d’autres le vivent. L’histoire de notre pays le Tchad est malheureusement faite de guerre et qui dit guerre dit massacres, tortures, enlèvements et toutes les atrocités et souffrances qu’on ne peut imaginer. M. Brody, vous n’avez pas vécu ces atrocités, vous les vivez à travers les victimes, à travers des témoignages, des visites ou devant votre écran de télé. Et pourtant vous avez cette rage et cette volonté de faire justice. Alors imaginez juste une seconde, ce que nous vivons et ce que nous ressentons !!!

M. Brody, où est mon père ?

Pensez-vous qu’il est juste de choisir une partie de notre histoire et donner justice uniquement à ces victimes de 1982 à 1990 ? A chaque lettre de Mme Habré, à chaque lettre de vous évoquant les victimes de 1982 à 1990, des milliers de tchadiens peuvent vous écrire et raconter leur histoire, l’une plus dure, plus triste et cruelle que l’autre.

Halimé Abacar

NB : aujourd’hui ma mère est morte sans savoir ce qui est arrivé à son époux et peut-être moi aussi je mourrai sans savoir ce qui est arrivé à mon père. 

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