Jean-Bernard Padaré croupit depuis plus d’une semaine dans les puanteurs des geôles de la maison d’arrêt d’Amsinéné suite à un mandat de dépôt « décerné par le procureur de la République » dans le cadre de cette fameuse procédure de « flagrant délit » (articles 227 et 352 du Code de procédure pénale) qui autorise tous les abus. Il fait l’objet de trois plaintes déposées notamment par un commerçant qui s’était vu attribuer un marché public pour le compte du ministère de la Justice et à qui l’ex-grade des Sceaux aurait tenté de soutirer de l’argent.

Aux avocats du prévenu qui ont soulevé l’exception d’incompétence de la juridiction répressive de droit commun au profit de la Haute Cour de Justice, le procureur qui a réponse à tout a répliqué avec ironie que « le privilège des juridictions » invoqué « ne relève que du protocole », et que « dans le fond, rien ne [les] empêche de juger Jean-Bernard Padaré ».  Un boomerang en pleine figure de l’ex-Garde des Sceaux.

On se souvient en effet que, interrogé par RFI sur la violation de l’immunité parlementaire de deux députés qu’il a laissés moisir en détention arbitraire, Jean-Bernard Padaré a répondu, cruel : « Ils ont été appréhendés par la procédure de flagrant délit. La procédure a été respectée. […] Et si ces gens n’ont rien à voir avec cette affaire,  ils seront purement et simplement libérés par les juges ».

Il ne s’agissait nullement d’une maladresse d’un ministre au zèle débordant. Les deux élus du peuple (Saleh Maki et Malloum Kadre) ont été délibérément jetés et laissés en prison au mépris des règles régissant la procédure de levée de l’immunité parlementaire. En vain, ils ont clamé leur innocence. En vain, ils ont réclamé l’application de la loi constitutionnelle. Jean-Bernard Padaré, avocat et ministre de la Justice, Garde des Sceaux, a décidé qu’au Tchad, la Constitution, les lois, les règlements, les décrets…, c’est du « Katkat sakit ».

D’aucuns, même parmi les magistrats, se délectent aujourd’hui ostensiblement de ses déboires judiciaires. L’un d’entre eux, tressaillant de joie, aurait même profité de sa chute pour porter l’estocade : une plainte contre lui pour menace de mort. Le rêve de vengeance est humain.

Il n’empêche qu’un procureur de la République, même dernier de sa classe à l’école de la magistrature, ne saurait sérieusement affirmer sans barguigner qu’une procédure juridictionnelle prévue par la Constitution de la République « relève du protocole » et qu’il serait permis de s’en passer sans violer la loi constitutionnelle. De telles arguties, fondamentalement insoutenables, ne font que mettre en évidence l’immensité de son inculture juridique, sinon le mépris total qu’il a pour les lois de la République. Un comportement assurément dicté par l’attitude des plus hautes autorités de l’Etat.

Ce procureur sait mieux que quiconque que les faits de tentative de corruption passive ont été commis dans le cadre des fonctions ministérielles de Jean-Bernard Padaré. Ils relèvent dès lors de la compétence de la Haute Cour de Justice ainsi que le prévoit l’article 174 de la Constitution qui assimile à la « haute trahison » les faits ou actes de corruption commis par les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions.

Sans doute, il pèse une lourde suspicion de l’opinion publique sur la crédibilité de la Haute Cour de Justice, composée majoritairement de « députés aux ordres », qui n’a pas su par le passé être impartiale pour juger convenablement des ministres. Une méfiance légitime au regard des simulacres de procès organisés en 2010 où des membres du gouvernement accusés de corruption ont été purement et simplement remis en liberté avant d’être propulsés au sommet de l’Etat à l’instar de l’actuel Président de l’Assemblée nationale, Haroun Kabadi. Seuls les sous-fifres ont été lourdement condamnés, illustration parfaite de l’apophtegme de Jean de la Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

Cette juridiction mérite d’être supprimée certes, même si l’article 177 de la Constitution précise que la Haute Cour de justice est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent des lois pénales en vigueur. Un ministre étant un citoyen comme un autre, même si l’infraction a été commise dans l’exercice de ses fonctions, il doit pouvoir être jugé par les juridictions de droit commun.

Néanmoins, dans les circonstances de l’espèce, tant qu’une révision constitutionnelle ne la supprime pas, la Haute Cour de Justice doit rester seule compétente pour juger les membres ou ex-membres du Gouvernement toutes les fois que les conditions de sa saisine sont effectivement réunies. C’est le cas de Jean-Bernard Padaré.

A l’audience du 14 mars 2014 prévue pour évoquer l’affaire en présence des avocats du prévenu (qui ont quitté la salle ce vendredi pour marquer leur protestation), la Chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de N’Djamena devra constater son incompétence et « impartir au prévenu bref délai pour saisir la juridiction compétente » conformément à l’article 21 du Code de procédure pénale. Elle ne doit en aucune façon juger l’ex-Garde des Sceaux sauf à s’exposer à ce que son jugement soit invalidé par la Cour d’appel ou la Cour suprême pour violation de la loi.

Encore qu’à l’heure où nous mettons sous presse, Jean-Bernard Padaré est en détention arbitraire. En effet, s’agissant d’une procédure de flagrant délit, le tribunal aurait dû déjà rendre son jugement puisque selon l’article 352 du Code de procédure pénale, l’individu arrêté en flagrant délit est « traduit sur le champ à l’audience du tribunal correctionnel » ou au plus tard « à l’audience du lendemain, le tribunal étant, au besoin, spécialement réuni ». Les dispositions de l’article 228 du même Code qui prévoient une prolongation de détention provisoire ne peuvent valablement être invoquées par le ministère public d’autant plus que les éléments de preuve étaient totalement réunis dès la fin de la garde à vue. On entrevoit un peu mieux ici quels peuvent être les dégâts des errements de notre Justice tant décriée pour son incompétence et sa soumission totale et sans réserve au régime.

Justice à deux vitesses

La plainte du commerçant est postérieure à une autre, d’une ampleur beaucoup plus considérable, déposée par Abderamane Salah, ministre de l’Assainissement public et de la Bonne gouvernance, qui a saisi le procureur près la Cour d’appel de N’Djaména de chefs de détournement de deniers publics et de corruption contre Jean-Bernard Padaré.

Curieusement, on en entend plus parler depuis quelques jours. Le parquet de N’Djamena a-t-il requis l’ouverture d’une instruction préparatoire ? L’ex-Garde des Sceaux n’a jamais été entendu par un juge d’instruction.

Il est pourtant reproché à Jean-Bernard Padaré, alors qu’il était ministre de la Justice, d’avoir :

1)     remis 3 millions Fcfa à Ahmat Mahamat Bachir, directeur de cabinet du président de la République, qui réclamait ses « émoluments » sur une somme de 10.2 millions F Cfa destinée au financement de l’archivage des documents de la DDS de l’ex-chef d’Etat Hissein Habré. Ce fait de corruption active est reconnu par Jean-Bernard Padaré, le « corrupteur », mais contesté par Ahmat Mahamat Bachir, le « corrompu ».

 
2)   détourné 5 millions Fcfa sur ces 10.2 millions FCfa. Ce fait de détournement n’est pas reconnu par Jean-Bernard Padaré qui déclare avoir employé l’intégralité de cette somme au projet auquel elle était destinée.

Le Ministère de la Bonne gouvernance a néanmoins considéré comme insuffisantes ces dénégations de pure circonstance et décidé de porter l’affaire en Justice. Dans un communiqué signé et rendu public le 11 février 2014, il a révélé qu’il ressort des investigations menées par ses services de contrôle, en particulier d’un enregistrement audio diffusé sur internet, que « des suspicions concordantes de corruption existe entre l’ex-ministre de la Justice et l’ex-Secrétaire général de la Présidence de la République ».

Mais, pour des raisons qui demeurent encore mystérieuses à ce jour pour les communs des mortels que nous sommes, le Ministère de la Bonne gouvernance a choisi de porter plainte uniquement contre l’ex-ministre de la Justice, en l’occurrence Jean-Bernard Padaré. Une attitude qui n’a pas manqué de créer un tollé parmi les partisans de l’ex-Garde des Sceaux et jeté la suspicion sur l’existence possible d’un lobby néfaste, de réseaux discutables, dont feraient partie Ahmat Mahamat Bachir et le ministre de la Bonne Gouvernance, Abderamane Salah.

Quoi qu’il en soit et quels que soient les liens d’amitié entre ces deux proches d’Idriss Déby, le procureur de la République doit démontrer à l’opinion qu’il est indépendant et ne saurait s’abstenir de poursuivre Ahmat Mahamat Bachir dont la voix a été reconnue par tout le monde et qui est visé comme le « corrompu » dans le communiqué du Ministère de la Bonne gouvernance. Les termes de l’article 23 code de procédure pénale sont clairs : « la poursuite est indivisible lorsqu’une infraction a été commise par plusieurs personnes agissant comme coauteurs ou comme complices.»

La solution ne serait pas différente si Jean-Bernard Padaré est renvoyé devant la Haute Juridiction pour les motifs de pur droit ci-dessus rappelés. En effet, l’article 174 de la Constitution prévoit que « la Haute Cour de Justice est compétente pour juge les membres du Gouvernement ainsi que leurs complices ».

Autrement, on s’acheminerait vers une Justice à deux vitesses. Ce n’est pas ce que voudrait Idriss Déby à en croire ses multiples discours sur la lutte contre la corruption et les détournements de deniers publics.

Jean-Bernard Padaré est en détention arbitraire. Il doit pouvoir être élargi sur-le-champ et traduit, ensemble avec Ahmat Mahamat Bachir, devant la Haute Cour de Justice. Et ce sera justice.


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