L’ancien chef du gouvernement provisoire tchadien, Goukouni Weddeye, a refusé de témoigner contre Hissène Habré devant le tribunal, lors du procès qui s’ouvrira le 20 juillet à Dakar. Il n’estime pourtant pas que celui qui l’a déposé en 1982 est innocent des crimes qui lui sont reprochés. Interview.


Longtemps, leurs destins furent liés. Hissène Habré et Goukouni Weddeye, deux Toubous issus de branches distinctes (le premier est daza, le second teda), sont nés à la même époque, au cœur de la Seconde guerre mondiale. Ils ont guerroyé pendant près de vingt ans. Ensemble les cinq premières années, puis l’un contre l’autre. Ils ont connu l’exil, les soutiens ambigus des puissants de ce monde, les défaites militaires, le désespoir certainement, mais aussi le pouvoir, et à nouveau l’exil.


Aujourd’hui, Habré attend son procès dans une prison dakaroise, quand Goukouni, revenu au pays après une longue errance, mène des médiations
: dans le sud de la Libye il y a quelques mois, au Burundi depuis peu. Toujours aussi taiseux, l’homme du Tibesti reçoit dans la villa que lui a alloué l’État à N’Djamena et parle de son ancien rival comme d’ami d’enfance depuis longtemps perdu de vue mais jamais vraiment oublié.


Jeune Afrique : Témoignerez-vous au procès d’Hissène Habré ?


Goukouni Weddeye
: Les juges africains [des Chambres africaines extraordinaires] m’ont sollicité afin que je vienne au Sénégal. J’étais d’accord dans un premier temps. Puis j’ai hésité. Je me suis dit: « Pour quoi faire? » Il y a des victimes qui se sont organisées pendant des années et qui ont déposé des plaintes. Moi, je suis loin de tout cela. Lorsqu’Hissène détenait le pouvoir, je le combattais. J’ai donc décliné cette invitation.


Pourtant, vous connaissez bien Habré. Votre témoignage pourrait être utile…


Oui, je l’ai côtoyé pendant un bon bout de temps. C’est grâce à moi qu’il a été nommé chef de notre armée. Mais au bout de 4-5 ans, on s’est séparés, et depuis lors on ne s’est plus revus. Qu’est-ce-que je vais aller dire contre lui
?


Regarderez-vous le procès à la télévision ?

Oui. Pour voir quelles questions on lui pose. Et quelles sont ses réponses.


Vous pensez qu’il va parler ?


Je ne pense pas.


Il est fier et orgueilleux…


Oui, très orgueilleux.


Est-ce une bonne chose qu’il soit jugé
?

Lorsqu’il était question qu’il soit jugé à Bruxelles, en Belgique, j’étais contre par principe. Je ne suis pas pro-Gbagbo, ni pro-Taylor, mais comme Habré, ce sont d’anciens chefs d’États
: qu’on les enchaîne et qu’on les juge en Europe me blesse sincèrement. Et j’aurais préféré qu’il meure à Dakar plutôt qu’il soit jugé au Tchad. Mais je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il le soit en Afrique, par des Africains. S’il est propre, il s’en sortira. S’il a fait quelque chose, il sera condamné.


Et selon vous
?


Il n’est pas propre, ça c’est clair.


Quand vous vous battiez contre lui dans les années 1980, dans le nord du pays, saviez-vous ce qui se passait ici à N’Djamena ou dans le sud ? La répression, les tortures…


Pas totalement, mais nous avions entendu parler de certaines choses. Nous n’avions pas besoin d’être à N’Djamena pour savoir qu’Hissène n’a pas de sentiments. Il peut sacrifier sa mère et son père pour atteindre son objectif. Quand nous nous battions contre lui en 1980 [à N’Djamena, ndlr], il y avait déjà des preuves palpables d’exécutions.


Aujourd’hui, Habré dort dans une cellule et il va être jugé. Vous, vous êtes libre et vous vivez dans votre pays. Est-ce une revanche
?


Non, mais cela répond à une réalité. Quand j’étais à la tête du gouvernement d’union nationale de transition, beaucoup de mes camarades prenaient exemple sur sa poigne et me reprochaient d’être laxiste. « Pourquoi n’emprisonnes-tu pas les gens comme Habré
? » me disaient-ils. Mais ma conscience ne me le permettait pas. Aujourd’hui, la vérité a éclaté. Moi, je suis libre. Mon attitude a payé.


À quand remonte votre dernière rencontre
?


Je ne m’en souviens plus. C’était avant qu’il prenne N’Djamena [en juin 1982].


Et la première ?


Je le connaissais déjà en 1962. J’étais à l’école [à Faya], lui était sous-préfet adjoint. Je l’apercevais parfois, mais seulement de loin, c’était un grand chef. La deuxième fois que je l’ai vu, c’était à Tripoli [en 1971]. Il est venu sur mon invitation. Et on s’est ligués pour créer le Conseil de commandement des forces armées du Nord (CCFAN) [une dissidence du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat)].


À ce moment-là, il était en réalité chargé d’une mission par le président François Tombalbaye…

Lorsqu’il est arrivé à Tripoli, j’étais dans le maquis, dans les montagnes du Tibesti Est. Il a rencontré mon père [le Derdé Kihidémi] et il m’a écrit une lettre, je lui ai répondu, puis l’on s’est rencontrés. Je le considérais alors comme un militant du Frolinat ayant rejoint la rébellion. Abba Siddick [le leader de ce mouvement armé, exilé à Tripoli], qui l’avait fait expulser de Libye, lui reprochait d’être un traître. Je n’étais pas de cet avis, je pensais que Siddick jouait sur le tribalisme. Ce n’est que plus tard que l’on m’a dit qu’Hissène était un agent de Tombalbaye.


Très vite, vous lui confiez la tête du CCFAN. Pourquoi
?

Je voulais qu’il ramène de l’ordre dans nos rangs. Il venait de l’administration, je pensais donc que c’était l’homme qu’il fallait. Et puis, nous ne nous battions pas pour le pouvoir, mais contre l’injustice. Dans ce domaine, il avait plus de bagage que moi.


Habré ne se battait-il pas pour le pouvoir ?


Si. Mais on ne l’a appris que bien plus tard.


Quand vous en êtes-vous rendu compte ?


Au bout de quelques années. Quand je l’ai désigné chef, certains des combattants ont dit
: « Non, il est trop frais, on doit le juger sur pièce pendant un an ». Mais je suis passé outre. Il paraît qu’Abba Siddick aurait dit: « Goukouni a amené Hissène, il va le regretter ». Je ne le regrette pas, mais je sais que j’ai commis une erreur. J’ai été trompé par mes sentiments.


Que lui diriez-vous si vous croisiez sa route aujourd’hui ?


Je n’ai aucune rancune contre Hissène Habré. Je ne le considère pas comme un ennemi. À l’époque, chacun d’entre nous avait son idée.

Source: Jeuneafrique.com

 

 

1301 Vues

Il n'y a pas encore de commentaire pour cet article
Vous devez vous connectez pour pouvoir ajouter un commentaire