En me promenant à Saïd-Zeinab, un des vieux et populeux quartiers du Caire, je fis la rencontre d’un vieux Noir aux cheveux blancs. Tout l’aspect vénérable de ce vieillard attestait qu’il n’était ni d’Egypte ni du Soudan Anglo-Egyptien. Il avait, je ne sais, quelle chose de particulièrement remarquable et impressionnante, il avait l’allure d’un homme de chez nous ! Je ne me trompais pas. Après l’avoir salué respectueusement selon « Salam-Alaïkoum » (1) d’usage, je l’interrogeais à brûle pourpoint :

 

– Vénérable père, de quel pays êtes-vous ?

– Je suis du Ouaddaï, me répondit –il d’une voix enrouée, tremblotante et presqu’éteinte qui dénotait clairement un fort accent d’Abéché. Ma curiosité fut alors excitée et j’accablai le vieil homme de mille autres questions instantes auxquelles il n’osa point répondre. Son visage grave et plissé semblait enveloppé de mystère et son regard terne traduisait une secrète amertume. J’eus même recours à la langue « arabe torkou » (2) du Tchad qu’il n’avait pas oubliée, mais le vieillard demeurait toujours impénétrable. Sous les flux de mes paroles, il ne répondit que par un terme d’hospitalité, m’invitant à visiter sa demeure. Je ne me fis pas trop prier et je le suivis.

 

Après avoir circulé à travers les ruelles tortueuses, sales et grouillantes de monde, nous arrivâmes chez lui, l’intérieur de la maison était trop pauvre, quelques objets hétéroclites, suspendus au mur rappelaient encore de vieux jours. Dans cette demeure, tout est Ouaddaien depuis les amulettes accrochées au bord du lit jusqu’au vieux « Kontocha » (3) tchadien où gisaient pêle-mêle paperasse et vieilles défroques. Un vieux fusil à piston, au canon tout rouillé appuyé contre le mur, trahissait le passé du vieil homme. Dès qu’il me fit asseoir, une femme parut, gémissante elle aussi sous les faix des années. Mon hôte me présenta et elle me reçut avec des bonnes et douces paroles de bienvenus.

Quelques instants après, elle me servit le thé traditionnel. Et, c’est tout en dégustant la merveilleuse boisson que j’appris qu’il y avait trente-neuf ans révolus que (en 1913) le bon vieux couple avait quitté le Tchad. Je m’aperçus également que l’homme possédait une solide instruction en arabe. Aussi, lui demandais-je instamment de me raconter son histoire: il voulut d’abord s’évader à ma curiosité, mais comme j’insistais, il céda enfin et me confia ce qui suit :

« – Mon fils, tu veux savoir plus qu’il n’en faut. Apprends seulement que je m’appelle Ibrahim, fils de Mahamoud. Mon père avait été « Aguid » (4) du Sultan Chérif qui fut le père du Sultan Youssouf et grand père du Sultan Acyl. Moi-même j’ai grandi dans la cour du Sultan Youssouf où j’ai connu et choyé l’enfance du prince Acyl. Celui-ci fit de moi plus tard un de ses premiers confidents et « Aguids …» Ici, le vieillard baissa sa tête, réfléchit un moment et comme pour étayer la véracité de ce qu’il venait de dire, il me récita de mémoire à la manière si connue de nos pères tous les noms qu’enfermait la noble lignée de ses ancêtres. Pour plus de preuve encore, il ajouta une longue liste interminable des dynasties Ouaddaiennes remontant plus loin dans la nuit des âges. Il prononça des noms célèbres qui ne nous sont pas du tout étrangers car ils sont au pays du Tchad les sujets de nombreuses légendes qui ont bercé notre enfance candide et hantent encore nos imaginations les plus fertiles. « Mon père Mahamoud, continua-t-il, a servi sous la dynastie qui avait régné cinquante ans avant l’arrivée des Français, dynastie qui, commença avec le Sultan Chérif et se continua avec ses fils, les princes et princesses- Aly- Meram Zara, Abdel-Mahamoud, Youssouf et Meram Gnangal. A la mort du Sultan Chérif, son fils aîné Aly monta sur le trône et régna dix-sept ans durant sur le Ouaddaï. Aly mourut à son tour, laissant un enfant en bas âge, le prince Ahmad-Khazali. Alors le conseil des grands dignitaires confia la régence au prince Youssouf, frère d’Aly et oncle de Khazali. Ambitieux et très habile politicien, le régent sut écarter du trône le prince héritier et se fit acclamer Sultan à vie. Pendant vingt quatre ans, il régna omnipotent sur le Ouaddaï et donne naissance à plusieurs enfants : Ibrahim, Aché, Fadoul, Souleyman, et Doudmourrah. Tous sont nés de « Hababa » (5) Kabira ou de « Hababa » Karnak.

A la mort de Youssouf, son fils aîné Ibrahim, prince héritier, monta sur le trône mais il n’y resta que trois ans, car Khazali, devenu homme et ayant pris conscience de sa personnalité, fomenta des troubles, gagna la sympathie et la confiance du peuple, s’attirant même l’estime des grands dignitaires qui, vingt sept ans auparavant, lui enlevait en faveur de son oncle, ses droits de prince héritier. Il y eut alors de grandes querelles qui soulevèrent par grandes ondes le peuple Ouaddaï, le divisant en deux camps diamétralement opposés. Ce fut une véritable crise de conscience nationale. Les partisans d’Ibrahim et ceux de Khazali en vinrent aux mains. Le sang coula à flots. Cette lutte fratricide a été à l’origine d’une longue suite de sanglantes querelles qui devaient ruiner et faire disparaitre un jour le royaume du Ouaddaï. Mon père était un partisan d’Ibrahim et tout jeune encore, je me battis à ses côtés « sofrok » (6) en main. La cause de Khazali triompha cependant. Et celui-ci, devenu sultan, voulut s’assurer désormais un règne long et tranquille. Aussi, incarcéra-t-il Ibrahim et mon père dans les sombres et fétides cachots d’Amsiego, les isolant ainsi d’une poignée de braves camarades dont le nombre, malgré tout, croissait de jour en jour par l’adjonction de quelques prosélytes. Mon père mourut stoïquement, miné par l’âge et les privations. Quant à Ibrahim, on usa envers lui des moyens déloyaux, infâmes, inhumains. Sur l’ordre de Khazali, de cruels bourreaux lui crevèrent les yeux au fer rouge. Rendu aveugle et à jamais infirme, le pauvre Ibrahim, de ses ténèbres, ne pourra désormais prétendre au sultanat. Cette cruauté indigna tous les cœurs bien nés et moi le tout premier ! Profitant alors de la glorieuse figure de mon père, déjà mort, je poussais le prince Acyl à lever les armes contre Khazali pour ne pas laisser impunie pareille infamie ! Mais, Khazali saisit la trame du complot et projeta de nous arrêter. Averti secrètement, je conseillai Acyl de fuir Abéché, et nous nous hâtâmes de faire nos préparatifs en silence. Des hommes de grande volonté comme Djarma Saïd, Ouarnang Abdoul Fakhara, Amine Terr, Djarma Nour, Rounga, Adam, Kordey et Barkatalla se joignirent à nous, entrainant à leur suite une centaine de jeunes gens résolus, épris d’aventures et de batailles.

Un soir donc, trompant la vigilance des goumiers de Khazali, nous quittions Abéché emportant des fusils à piston ou « gourloum » (7), des arcs, des carquois bourrés de flèches, des « soforoks », des lances, des « kocaps »(8). Nous nous enfuîmes vers l’Ouest et pendant deux nuits et deux jours successifs, nous allâmes au trot de nos chevaux. arrivés à Baba Tchouka, nous étions déjà harassés mais à peine allions-nous camper que nous voyions s’élever dans le lointain un nuages de poussière : les troupes de Khazali nous poursuivaient. Et sans tarder, nous prenions position de combat. On se divisa en trois groupes : le premier se dispersa dans des hautes touffes d’herbes sous le commandement d’Acyl, le second, sous ma direction se posta derrière un monticule de sable dominant la vallée d’un « rahat » (9), le troisième commandé par Abba Saleh (neveu d’Acyl) aidé de « l’Aguid » Adam Kordey, se lança au galop vers l’ouest, tambours battant et flûtes sonnant, jouant ainsi, un rôle de diversion pour entrainer le plus possible de nos poursuivants loin du théâtre de combat. Cela nous a bien réussi. En effet, tandis que beaucoup des troupes de Khazali se lançaient derrière Abba Saleh, nous surprenions le reste à l’improviste. La bataille s’engagea terrible au milieu des hautes « addars » (10) jaunies par le soleil de saison sèche. Nous triomphions facilement de « l’Aguid –Domma», Andre N’Garé, arrachant plus de vingt « gourloum » et une trentaine de chevaux. Enivrés par cette petite victoire, nous envahîmes sur notre chemin le royaume de Fitri où régnait alors le sultan Mahamat Gadaya, fils du puissant et légendaire Djourab-el-fils Gadaya, évitant d’abord toute bataille, s’enfonça dans les profondeurs du pays Bilala. Grand tacticien, il nous entraina à l’intérieur des terres, puis nous surprit une nuit au faubourg de Malabassa, grâce à la vigilance de nos sentinelles, nous eûmes le temps de nous mettre rapidement sur pieds et d’engager la lutte dans un corps à corps redoutable, chocs des corps, choc des lances, choc des « safroks ». Le sang couvrît la terre d’une robe liquide. Ouaddaiens et Bilalas, de part et d’autre, firent preuve d’un courage mâle et d’une ténacité inégalée. On se battit dans la nuit noire, on se battit à l’aube, sous la pâle clarté de l’étoile du matin, on se battit aux lueurs naissantes de l’aurore, on se battit au lever du soleil jusqu’au moment où les sables surchauffés eurent soin d’interrompre le carnage. Que de pertes énormes nous avions essuyées ! Les deux neveux d’Acyl sont tombés avec la plupart de nos vaillants compagnons. De leur côté, les Bilalas perdaient le sultan Mahamat Gadaya. Fatigués, exténués, découragés, ils demandèrent de traiter avec nous. Et Acyl sut employer habilement la douceur et l’art des négociations. Les clauses du traité furent simples et se résument dans ces trois mots : honneur, amitié et fidélité. Acyl s’imposa encore par ses vertus chevaleresques : avant même d’enterrer ses morts, il rendit d’abord au sultan de Fitri tous les honneurs funèbres dus à sa naissance, à ses vertus et à sa dignité de sultan Bilala. Il versa même de chaudes larmes sur la tombe du roi défunt en invoquant la clémence des cieux, demandant à Allah le miséricordieux de lui accorder un séjour bien mérité dans le royaume de l’au-delà. A ce geste profondément humain, qui va droit au cœur, les Bilalas répondaient par un acte d’amitié en nous offrant la terre de Gogo. Le sultan Hassan Gadaya qui succéda à son père fut pour nous un grand ami, sincère et loyal. Les Bilalas sont un peuple intelligent et fin, possédant de belles et solides qualités. Nous fûmes fortement influencés par leurs coutumes, leur genre de vie et les règles rigoureuses de leur politesse. Nous restâmes trois ans en pays Bilala où des échos lointains nous parvinrent d’Abéché. Doudmourrah avait réussi pendant notre absence, à entretenir, un ferment révolutionnaire qui se communiqua à un grand nombre de mécontents. La lutte éclata entre lui et Khazali. Pendant treize mois, il n’y avait qu’escarmouches et luttes indécises. Doudmourrah se refugia dans les collines d’Abéché et, au quatorzième mois, il livra à Diguematt un combat décisif où il capturait l’armée de « l’Aguid » Charfadine et tuait le sultan Khazali.  

 

Alors il fit à Abéché une entrée triomphale, s’empara du trône et ne voulut jamais nous voir revenir au Ouaddaï. Il nous traitait de lâches pour avoir fui le sol de la patrie. On raconte même qu’un jour, à notre sujet, il laissa tomber ce mot devant ses grands dignitaires : « quiconque aime sa patrie doit se nourrir de ses traditions d’honneur que lui ont léguées ses ancêtres glorieux ou malheureux, il se trempe même dans le souvenir de ses défaites qu’il voudrait pouvoir venger, car l’idée de sacrifice est intimement liée au sentiment patriotique. Le salut de la patrie doit venir de la patrie et non du dehors. Tous ceux qui, par conséquent, n’ont pas lutté sur le sol même d’Abéché, fussent-ils mes frères, n’y ont pas droit de cité ! ». Nous nous trouvions alors bannis ipso-facto. A cette humiliante insulte, nous voulions répondre par les armes. Mais hélas ! Nos hommes étaient épuisés et les guerriers Bilalas refusèrent franchement de nous aider dans une lutte fratricide. Mécontents, nous quittions le pays Bilala pour Ati, le pays de sable et d’or, pays d’abondance où le lait et le mil coulent comme d’une source intarissable, et où le mil, le maïs, l’arachide poussent d’une manière quasi miraculeuse. Ati, c’est aussi le pays de bétail ! On est sédentaire que trois mois sur douze. Pendant toute la saison sèche, on se déplace derrière les troupeaux à la recherche des mares entourées de verdures. Nous étions bien loin du Ouaddaï ! Nous en éprouvions une lancinante nostalgie, si bien qu’un soir, sous le coup d’une lubie, nous décidâmes de regagner Abéché coûte que coûte. Aidé de l’actif Adam Kordey, je mis sur pied une cohorte d’environ sept mille (7000) hommes armés et Acyl en tête, nous nous dirigeâmes vers le Ouaddaï en passant par le pays Hadjaraï. Là, nous nous butions contre une population guerrière, brave jusqu’à la témérité qui fonça sur nous sans avoir voulu rien savoir de nos intentions. Et force de nous fut de combattre les « Oudjars », (11) rudes montagnards, durs comme le roc du Guerra et d’Abtouyour où ils s’étaient retranchés, nous infligèrent des pertes énormes. Adam Kordey fut tué à Korbo ; je fus battu au pied du Guerra et tous mes hommes furent dispersés. En même temps que cette irrémédiable défaite, nous apprenions que le sultan Gaourang du Baguirmi, averti de notre présence en pays Hadjeraï, marchait vers nous. Alors sans attendre, nous nous retirâmes à Bokoro après une longue randonnée précipitée à travers une contrée sablonneuse, couvertes « d’andressas » (12), « d’ascanites » et de cram-cram (14). A Bokoro, jolie petite bourgade aux cases en toit de chaume doré, tout était calme, paisible. La paix, la douce paix baignait les âmes ! La joie, la gaieté, le bonheur semblaient être, pour ce petit village enfoui dans l’ombre de « djimess » (15), un apanage particulier et séculaire. On nous apprenait là que les Français – des hommes blancs – étaient dans le pays. Nous nous dirigeâmes vers eux et Acyl demanda leur protection. Le commandant blanc, un grand homme au nez en bec d’aigle, aux yeux étincelants, au visage pâle encadré d’une abondante barbe noire, nous fit dire que la France voulait « s’approcher » moins pour nous asservir que pour se faire aimer de nous en nous aidant. Il nous dit encore que la France est magnanime, que le faible et l’opprimé sont les premiers dont elle entend toujours la voix, qu’elle est la patrie de la liberté, de la justice et que partout où flotte son emblème tricolore la dignité humaine est respectée, l’égalité entre les hommes rétablie et maintenue. A ces paroles, je sentis mon cœur battre d’enthousiasme et fus le premier à élever la voix pour saluer en la France que nous ne connaissions pas encore la patrie de l’idéal. Acyl s’inclina, portant la main droite sur la poitrine pour affirmer ce que je venais de dire. Le commandant nous offrit solennellement sa protection et quelques jours après il envoya Acyl à Brazzaville pour voir lui-même le grand chef des Blancs.  

 

Acyl partit accompagné de Faradjallah, laissant toute sa famille sous ma protection. Il ne revint que cinq ans plus tard. Et la conquête du Ouaddaï allait commencer. Les Français s’organisèrent à Fort-Lamy qui n’était en ce temps là qu’un petit groupe de quelques paillotes au bord du Chari. Avec tous les camarades demeurés fidèles à notre cause, nous nous joignîmes aux Français. Connaissant mieux les sentiers de la savane et déjà aguerris par les longues luttes d’autrefois, nous marchâmes fièrement en tête, arborant le drapeau tricolore, annonçant partout où nous passions les nobles idéaux de la France. A Barwalla, à Médogo, à Yao…, on nous salua avec une unanime ardeur. Le sultan du Fitri demanda aussitôt l’alliance française et nous reçut avec joie. Son royaume était menacé, Doudmourrah venait de violer les frontières en annexant violemment le village de Birkit-Fatimé où il faisait quelques jours plus tôt une entrée triomphale. Le sultan Doudmourrah, nous apprenait-on, était devenu très puissant, en l’espace de cinq ans seulement, il avait d’annexion en annexion, étendu le royaume d’Abéché jusqu’en pays Kouka. Son armée était forte, courageuse et quasi invulnérable. Elle avait gagné plusieurs batailles, soumis des peuples de tempérament ordinairement fier, laissant partout derrière lui, des haines tenaces. La présence de Doudmourrah à Birkit-Fatimé nous offrit l’occasion de le rencontrer : l’armée Ouaddaienne était vraiment puissante, elle résiste longtemps puis se retire. Mais ce n’était-là qu’une ruse de guerre. Arrivée en pays Kouka, elle prît fortement position et nous contre-attaque. La lutte fut longue et dure. Un grand vide se creusa autour de nous et, sans vaine résistance, nous nous retirâmes à Yao. Après une solide organisation, nous engagions de nouveau la bataille, chassant cette fois-ci le brave conquistador jusqu’aux portes de Bir-Amena. Doudmourrah, ne voulant pas s’avouer vaincu, lança contre nous tout le gros de son armée ; mais, il y eut des défections retentissantes au Ouaddaï: son neveu Ahmat Fadjak et un de ses puissants Aguids, Djarma Nacir passèrent aux Français, entrainant avec eux, un grand nombre de combattants Ouaddaïens. Trahi, Doudmourrah se replia sur Abéché et ensuite sur Kakara. Abéché fut pris, Kakara détruit et en dernier lieu, Doudmourrah se refugia en pays Massalit chez le sultan Tadjadine. Musulman fervent, celui-ci nous déclara la guerre sainte et vint en compagnie de Doudmourrah, nous assiéger à Abéché. Nous les repoussions à Chikouyan. Là, le sultan Tadjadine, dit-on, fit à ses guerriers une harangue célèbre que chantent aujourd’hui les griots du Massalit : « Combattants, n’ayez pas du tout peur ! Songez aux récompenses qui vous attendent au ciel : ceux qui tomberont frappés par les « raçass » (16), des « coufars » (17) se relèveront dans le paradis ! Une goutte de sang versée à la cause d’Allah vous sera comptée plus que vos ablutions et plus que vos prières. Resteriez-vous deux seulement contre mille ennemis, songez qu’il y a avec vous un troisième combattant dont la puissance peut tout : c’est Allah. Marchez donc sans peur ! . Ayant dit ceci. On rapporte encore qu’il prit une poignée de sable et, à l’instar du prophète, la jeta contre nous criant d’une voix forte : « Ya ! Rab, que l’ennemi palisse, fuit, meurt et soit exterminé ». Encouragés, les guerriers, Massalites et Ouaddaïens restés fidèles à Doudmourrah se ruèrent sur nous, fougueux, farouches ; mais une fois encore le canon français eut raison de leur bravoure et de leur témérité. Doudmourrah se repliât hors de ses limites territoriales, , Tadjadine s’enfuit dans les profondeurs du pays Massalit pour continuer la lutte. La pacification du Ouaddaï était terminée. Les Français fidèles à leur promesse firent monter Acyl sur le trône d’Abéché. De toutes ces péripéties notre pays était moins heureux, décimé par le feu et le sang. Mais faire retrouver sa prospérité, sa grandeur et sa renommée… Acyl régna trois ans et onze mois ; c’est alors qu’un bruit calomnieux courut parmi les Français qu’ils se préparaient en secret à les chasser du Ouaddaï. Aussi fut-il arrêté, jeté en prison et exilé à Laï. Doudmourrah fut à son tour déporté à Fort-Lamy. La royauté Ouaddaienne se trouvait ainsi dissoute après un règne glorieux de tant de siècles. Nous étions en 1913. Déçus, les deux tiers de la florissante population du Ouaddaï (elle comptait trois millions d’âmes environ) émigrèrent au Soudan, dans le Darfour et le Kordofan, préférant plutôt vivre sous d’autres cieux que de continuer à bâtir leurs chaumières, à cultiver leurs champs sur les décombres d’une si glorieuse royauté dont l’origine remonte au-delà du neuvième siècle de notre ère. Moi-même je quittai ma patrie pour les lieux saints de l’Islam, amenant avec moi Béchir Aly Ibrahim, un neveu d’Acyl. J’ai vécu sept ans à la Mecque, quinze ans à la Médine, puis à travers la Palestine, je suis venu au Caire où, j’ai aujourd’hui dix-sept ans de séjour. Déjà grisonnant, je me suis mis sur les bancs de la vieille et célèbre Université d’El-Azhar pour étudier la théologie et les problèmes ardus que soulève la philosophie arabe qui n’est d’ailleurs qu’un trait d’union entre la philosophie de la Grèce antique et la philosophie chrétienne du Moyen âge. J’ai connu ainsi la scolastique des Mootazilites – disciples de Wacil Ibn Aïba qui se sépare de l’école théologique de Hassan El Basri en Chaldée. J’ai connu l’encyclopédie des « Ikouân-El Safa ou frères de la pureté ». La logique d’Ibn Sina ou Avicenne empruntée à Aristote, le rationalisme d’Ibn-Badja et d’Averroès, le scepticisme d’El-Ghazali…  

 

Le jeune Béchir Aly Ibrahim, orienté par moi, conquit lui aussi, mais d’une façon plus brillante que moi des grades universitaires à El-Azhar. Il donne aujourd’hui des leçons d’Arabe dans une modeste école musulmane du Caire. » Le vieillard s’était tu et voulut changer de conversation quand je lui demandai encore : – vénérable père n’avez-vous pas aujourd’hui la nostalgie du pays ? « Mon cher enfant, me répondit-il, il m’arrive des jours où une douleur térébrante me traverse le cœur. Alors, il me suffit de fermer les paupières pour voir tout à coup surgir devant moi la terre d’Abéché avec ses mystérieuses labyrinthes d’Am-Siégo, ses pistes poudreuses courant à travers les euphorbes verdissantes que suivent les longues théories de caravanes chargés de riches butins, je vois le grand marché sous le soleil brûlant de saison sèche où flotte l’odeur âcre de beurre ranci, le parfum piquant de « kaoual » (18) dont la sauce est si délicieuse. J’y revois encore, auprès des Touaregs au Lithan bleu, les grises et lourdes « sawaguines » (19) devant leurs étals d’arachides, de « nabak » (20), de hidilig » (21), de dattes… Je revois toutes ces commères assises devant leur pot de miel, de « am-tabadj » (22), leur « Bartals » (23), de « soum-soum » (24), leur panier de « kisseré » (25), leur « boukhsa » de « Rouaba » et de « Dihine » (28). Je revois encore les jours mouvementés des grandes fêtes ou nous chevauchions fous de joie auprès du sultan Youssouf tout resplendissant dans ses riches costumes jetant par-ci, par-là avec une générosité sans égal, des bijoux d’or et d’argent aux noires et charmantes Ouaddaiennes qui laissaient échapper à notre passage des you-yous enchanteurs. Il me semble entendre aussi les doux panégyriques de nos ancêtres que se plaisaient à chanter en ce jour les griots errants ; j’entends le soir, après les copieuses agapes, la voix candide de nos enfants ; bégayer autour d’un vieillard d’interminables litanies qui rappelaient en termes laudatifs, tenant beaucoup plus du merveilleux que du naturel, les exploits, les bravoures de nos pères… Au dessus de toutes ces rumeurs, j’entends mieux encore le bourdonnement du tambour « sonnant le tocsin » quand quelques hardis pillards étaient en vue. Alors vieux et jeunes se levaient brandissant qui son arc, qui son « soforok », qui sa lance, qui son « kocap », pour courir sur l’ennemi. Et l’on se battait pour défendre sa liberté menacée, sa chaumière, sa femme et ses enfants. » Entraîné dans ce décor de rêve, j’ai vu, j’ai entendu, j’ai vécu toute la hantise ; du vieillard, j’ai vibré au diapason de sa parole. Sa pauvre femme, assise à côté de nous, versait de chaudes larmes au souvenir de ce passé que venait de ressusciter son mari… Le vieillard laissa tomber de nouveau sa tête aux cheveux blancs entre ses deux mains, poursuivant silencieux, je ne sais quel songe intérieur…

 

Joseph Brahim Seid

 

Djarma Al Hadji Garondé
Ville : N’Djamena
Email : garondedjarma@yahoo.fr

 

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