26 mars 2014 TCHAD/Insécurité: Le Tchad, un volcan qui couve encore.

« Je suis né d’une famille qui était au carrefour des religions », dit Ali Gossoumian Abderamane, pour se présenter. « Mon père est chrétien, ma mère musulmane ». Il a été élevé dans la foi de sa mère mais a fréquenté une aumonerie catholique à N’Djamena. « C’est un prêtre jésuite qui m’ a appris à porter des valeurs de solidarité, de respect de l’autre, de justice », ajoute-t-il. « Il a été mon référent spirituel ». 

De cette période de formation est né un goût pour l’encadrement des jeunes. Après plusieurs années, une bourse de la coopération française lui permet de se former en sciences sociales à Paris et à Tours. Aujourd’hui, il est coordinateur national du Comité de suivi de l’Appel à la paix et à la réconciliation nationale (CSAPR), une plateforme de la société civile qui se donne pour mission de participer à la construction d’une paix durable au Tchad, en faisant émerger la parole et les intérêts des populations sur une scène politique accaparée depuis 30 ans par des chefs de guerre.

Ali Gossoumian Abderamane poursuit ces jours-ci une tournée en Bretagne et dans les Pays-de-la-Loire, réalisée sous la houlette du CCFD-Terre solidaire. À l’occasion de sa campagne de Carême, cette ONG invite en France des partenaires de tous les continents et leur permet de rencontrer des sympathisants à travers la France. L’activiste tchadien a ainsi pu présenter le CSAPR, qui regroupe plus d’une centaine d’organisations sur tout le territoire de son pays – organisations de développement, mouvements de jeunes et de femmes, associations de défense des droits de l’homme, syndicats, mouvements d’Églises….


« Se préparer au dialogue même en temps de crise »

« Nous vivons dans un pays qui a une longue histoire de guerre et de conflit », explique Ali Gossoumian Abderamane lors d’un entretien mené dans les locaux de la maison mère des Petites sœurs de l’Assomption, qui a hébergé les partenaires du CCFD à leur arrivée à Paris. « Aujourd’hui, nous sommes dans une situation apaisée mais nous ne pouvons exclure d’éventuelles crises. Nous nous attachons à préparer des hommes et des femmes à savoir maintenir le dialogue même en temps de crise. Cela demande d’apprendre à vivre ensemble autrement, avec de nouvelles pratiques de dialogue et de médiation, les pratiques traditionnelles se révélant souvent inopérantes. Nous promouvons aussi un modèle de développement qui prennent en compte les exigences de la paix, du dialogue, de la sécurité ».


« La nécessité d’une société non cloisonnée »

« Notre positionnement n’est parfois pas apprécié du gouvernement », reconnait l’activiste. « Mais beaucoup d’acteurs politiques réalisent la nécessité d’avoir une société non cloisonnée. Eux aussi ont besoin d’une société en dialogue et qui cherche la paix, plutôt qu’une société sous tension qui pourrait éclater un jour ».


« Une redistribution inéquitable des ressources »

« Les lignes de fracture aujourd’hui viennent des problèmes de gouvernance et d’une redistribution inéquitable des ressources », diagnostique Ali Gossoumian Abderamane. « Il y a un fossé grandissant entre un petit groupe qui accumule les richesses et la grande masse qui s’appauvrit de jour en jour. Un groupe est au pouvoir depuis 23 ans et entend y rester encore. Cela augmente la tension car les autres communautés estiment qu’elles sont tenues à l’écart, qu’elles nebénéficient pas des dividendes du pétrole« .


« Des villages où l’école se fait sous les arbres »

« À N’Djamena, il y a des quartiers où il est difficile d’avoir de l’eau potable, où il n’y a pas d’électricité », pointe-t-il. « Il y a des régions du pays où les structures sanitaires manquent de personnel qualifié, où l’école se fait sous les arbres. Alors que l’on exploite du pétrole depuis dix ans. La majeure partie des recettes a été investie dans les armes, ce qui ne stimule pas le développement de l’économie ».


« Le régime ne garantit pas la sécurité des citoyens »

« Il y a aussi la question de l’impunité », poursuit-il. « Les gens se rendent compte que le dispositif sécuritaire dans le pays ne garantit pas la sécurité des citoyens. Trois jours avant que je ne quitte N’Djamena, un médecin a été assassiné devant sa maison. Quelques semaines avant, un magistrat a été tué à bout portant. Des policiers en service ont été abattus. Finalement, alors que le monde perçoit le Tchad comme un pays fort, qui intervient au Mali et en République centrafricaine pour résoudre les problèmes de ses voisins, la population constate la difficulté du régime a assurer la sécurité ses propres citoyens sur son propre territoire ».


« Les représailles des terroristes viendront un jour »

« Cette insécurité amène à une autre question : sommes-nous vraiment en mesure de faire face à d’éventuelles attaques terroristes? », poursuit Ali Gossoumian Abderamane. « Car en 2012 au Mali, contre Al Qaeda au Maghreb islamique, les soldats tchadiens étaient en première ligne. Les représailles viendront un jour. Le Tchad est aussi voisin du Nigeria où des groupes politico-religieux terroristes étendent leurs tentacules ».


« Quand un Etat tombe en déliquescence, les frustrations explosent »

« La mauvaise gouvernance suscite des tensions. La mauvaise répartition des richesses pourrait un jour provoquer une grave crise dans le pays », ajoute-t-il. « On a le sentiment d’être sur un volcan qui couve encore, dont personne ne sait quand il va se réveiller. On est conscient qu’en tant que militants de la société civile, on a la responsabilité de travailler pour éviter ce que nous voyons  autour de nous, notamment en Centrafrique. Là, comme dans beaucoup de pays africains, de longs conflits politiques ont fini par affaiblir l’État et l’administration. Quand un État tombe en déliquescence, tout peut arriver, les frustrations explosent ».


« En Centrafrique, un face-à-face qui n’a rien à voir avec la religion »

« En Centrafrique, une alliance de plusieurs chefs bandits a pris le pouvoir et s’est mis à piller, à tuer, à violer les droits. Cela a attisé l’esprit de revanche », explique  Ali Gossoumian Abderamane. « Les Sélékas étaient dirigés par des musulmans qui se sont présentés comme défenseurs des musulmans locaux. Ceux-ci n’ont pas pu s’en distinguer publiquement alors qu’ils en étaient aussi victimes. En face, les anti-Balakas se sont organisés. Ce ne sont pas exclusivement des chrétiens. Ils se sont présentés comme chrétiens pour jouer une carte politique. On se retrouve dans un face-à-face qui n’a rien à voir avec la religion. Ceux qui ont payés, ce sont des innocents qui étaient entre deux feux ».


« Restaurer la morale dans nos sociétés »

« Cela peut survenir dans n’importe quel pays africain, connaissant la façon dont les hommes politiques jouent avec ces clivages », assure-t-il. « La solution n’est jamais exclusivement sécuritaire. Elle est aussi politique et morale. Il faut restaurer la morale dans nos sociétés. Beaucoup de nos citoyens n’ont plus de repères ».


« Des tensions religieuses et intergénérationnelles latentes »

« On peut croire, en observant superficiellement la réalité, que le Tchad est paisible », met en garde Ali Gossoumian Abderamane. « Mais il y a des tensions religieuses et intergénérationnelles latentes. Dans beaucoup de villes, les jeunes veulent s’exprimer en s’affranchissant des leaders traditionnels. La société se transforme. Les jeunes ont une ouverture au monde via les réseaux sociaux, la télévision, la radio. Ils rejettent les idées reçues ».


« Une jeune femme excisée a brisé un tabou »

« Récemment, j’étais à Moundou, dans le sud chrétien, pour un forum des femmes que l’on avait organisé avec la Commission Justice et paix », raconte-t-il. « Une jeune musulmane s’est levée et a pris la parole devant une cinquantaine d’autres femmes qui avaient l’âge de sa mère. Elle a dit qu’elle avait été excisée, qu’elle en souffrait encore physiquement et psychologiquement, qu’elle n’accepterait jamais que ses propres filles connaissent un tel sort. C’est un exemple de la façon dont les tabous sont remis en cause ».


« Les jeunes issus de l’exode rural s’entassent à N’Djamena »

« Il y a d’autres réalités qui, elles, sont inquiétantes », ajoute-t-il. « Les jeunes issus de l’exode rural s’entassent à N’Djamena. Certains commettent des actes de banditisme dans la ville. Ils pourraient devenir comme les anti-Balakas de Centrafrique. Comme eux, ils pourraient prendre en otage le pays. À l’ouest, l’inquiétude vient de Boko Haram, qui instrumentalise la religion. Les Tchadiens n’ont pas envie d’assister à une rupture de la paix chèrement acquise entre chrétiens et musulmans. Mais cela pourrait arriver si on n’y prend pas garde. Il y a des réseaux de recrutement de Boko Haram sur le territoire ».


« Saisir l’occasion de la présidentielle de 2016″

« Quelle pierre l’actuel chef de l’État Idriss Deby pourrait-il apporter à l’édifice d’une évolution pacifique de la société »? interroge  Ali Gossoumian Abderamane. « Il pourrait saisir l’occasion de la prochaine élection présidentielle prévue en 2016. Il y a sept ans, il fait sauter le verrou constitutionnel qui limitait à deux le nombre de mandat que peut effectuer un président. C’était vraiment  regrettable. Aujourd’hui, saura-t-il assurer une passation paisible des pouvoirs à une autre génération? Ce serait une sortie honorable qui le qualifierait dans le cercle très restreint des hommes d’ État africains ayant correctement servi leur pays ».


« Un guerrier ne vit pas éternellement pour la guerre »

« Notre président est un guerrier, et les guerriers veulent qu’on se souvienne éternellement d’eux comme de héros », analyse-t-il. « Et justement, pour lui, c’est le moment. Car un guerrier ne vit pas éternellement pour la guerre. Il cherche à établir une vraie paix pour son peuple, une paix durable qui perdure après lui. Cela passe par l’avènement d’une autre génération et par l’application d’une politique de développement qui profite à tous ».


« Tout peut arriver, le meilleur comme le pire »


« Finalement, aujourd’hui, au Tchad, on ne peut prévoir les étincelles », conclut Ali Gossoumian Abderamane. « Rien n’indique que quelque chose peut arriver mais tout le monde est convaincu que tout peut arriver, le bon comme le mauvais. Personne n’a envie de vivre le mauvais, au vu de ce qui se passe dans les pays voisins. Mais le bon ne peut venir que de la volonté de tous les acteurs politiques de privilégier le pays, plutôt que leurs intérêts ».
 

La Croix

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