L’Assemblée nationale vient d’adopter un projet de révision de la constitution qui modifie radicalement le statut du chef de l’État et des magistrats du siège. Cette révision est d’autant plus importante qu’elle concerne deux personnalités très importantes dans un État. Ainsi, le projet de révision adopté remet en cause les incompatibilités liées au statut et aux fonctions du chef de l’État et le principe de l’inamovibilité des magistrats du siège appelés communément juges. Mais en l’espèce, nous traiterons uniquement de l’inamovibilité des juges, car cela est d’une importance capitale pour tous les citoyens, en  tant que justiciables.

        

En effet, il faut de prime à bord savoir que l’inamovibilité des magistrats du siège (c’est-à-dire des juges à l’exclusion des procureurs qui peuvent être à tout moment relevés de leur fonction par leurs supérieurs hiérarchiques à la tête desquels se trouve le ministre de la justice) signifie non pas que les juges ne peuvent jamais être affectés ou révoqués, mais que cela ne peut se faire qu’avec leur consentement ou pour motif grave. Il s’agit d’une procédure qui ne peut être mise en œuvre, au Tchad comme en France, que par le Conseil supérieur de magistrature. Et c’est ce qui s’est produit effectivement avec le juge Emmanuel Dekeumbé il y a sept mois. Ce principe, garant de l’indépendance des magistrats du siège et donc d’une justice plus équitable et relativement indépendante pour les citoyens, est consacré par la législation de presque tous les États démocratiques. La constitution française, par exemple, prévoit en son article 64-4 que «  les magistrats du siège sont inamovibles ». Il en est ainsi de la constitution de la Belgique, de l’Irlande, de l’Italie, du Luxembourg, du Sénégal.

        

La  suppression en cours du principe de l’inamovibilité des juges soulève beaucoup de questions : pourquoi une telle suppression dans un contexte où des journalistes et des syndicalistes notamment, bouillonnent et deviennent inquiétants? Pourquoi cette suppression intervient-elle au moment même où des hauts responsables accusés de détournement de biens publics sont traduits devant les tribunaux ? Pourquoi cela intervient quelques mois après le problème du juge Emmanuel Dekeumbé ? Quelles sont les intentions des initiateurs de ce projet de révision constitutionnelle? A ces questions, les réponses ne peuvent être que relatives, conjecturales, et plus ou moins politiciennes.

        

Pour garder donc la neutralité politique et aborder le sujet de manière juridique, nous nous poserons deux questions dont les réponses se baseront uniquement sur le droit: pourquoi a-t-on consacré le principe de l’inamovibilité des juges ? Quelles sont les conséquences de sa suppression ? Aussi, faut-il souligner que la révision de l’article 150 s’avère juridiquement incohérente pour une raison qu’on donnera dans la conclusion.

     

Le principe de l’inamovibilité des juges est, pour les juges, « une des principales garanties de leur indépendance à l’égard des pouvoirs politiques », l’a affirmé M. Paul Faber, ancien président de la Cour supérieure de justice du Grand Duché de Luxembourg. L’une des conséquences de ce principe est qu’il « protège le magistrat du siège, dans le cadre de ses fonctions, contre toute tentative tendant à son éviction, sa destitution ou sa suspension, arbitraires », l’a écrit Malick Tambedou, juriste internationaliste sénégalais.

 

Cette indépendance du juge est un moyen de concrétiser la séparation des pouvoirs et fait du pouvoir judiciaire un véritable pouvoir, indépendant au même titre que les deux autres. Elle est d’autant plus indispensable qu’elle permet au juge de ne se soumettre qu’à l’autorité de la loi et de dire le droit selon uniquement son intime conviction, sans craindre une affectation ou une révocation arbitraire. Il est aussi conscient qu’aucun avancement ne peut être unilatéralement décidé au-delà des institutions judiciaires, précisément uniquement par le pouvoir exécutif, aux fins de le récompenser d’avoir dit le droit conformément à une quelconque recommandation qu’on lui aurait faite. Ainsi il n’espérera pas tirer un avantage personnel, notamment une promotion, en rendant un jugement. Bien qu’il n’assure pas réellement et complètement l’indépendance des magistrats, ce principe est le mécanisme le plus efficace et le plus important, qui permette de ne pas subordonner complètement le pouvoir judiciaire à un autre pouvoir et l’anéantir ainsi.

        

Le fait que le juge ne puisse être ni promu ni évincé que pour un motif valable (faute disciplinaire par exemple pour la révocation) et seulement par une institution judiciaire (Conseil supérieur de magistrature) lui permet de dire le droit avec plus d’objectivité et moins de penchant individuel ; ce qui est très indispensable pour lui, afin d’assurer plus efficacement les droits et libertés des citoyens. C’est dans ce sens qu’a écrit avec raison Tambedou : « le pouvoir judiciaire ne peut garantir les citoyens contre l’arbitraire et assurer la protection et la sauvegarde de leur droits et libertés individuels et collectifs que dans la mesure où il est véritablement indépendant.» L’inamovibilité des juges n’est donc pas un privilège pour le juge et surtout pas seulement cela ; elle est une garantie pour tous les citoyens, d’où l’immensité de son importance. Car, elle « lui offre l’assurance qu’une juridiction ne sera pas délibérément composée aux seules fins de statuer sur une affaire déterminée, notamment en déplaçant, à cet effet, des juges spécialement choisis dans diverses juridictions ». Cela veut dire concrètement que, grâce au principe de l’inamovibilité, aucun juge ne peut être affecté au cours d’un procès, dans le seul dessein de prononcer une sentence arbitraire, décidée peut-être même en dehors de la juridiction.

        

Une fois les principaux motifs de la consécration de l’inamovibilité des juges établis, les conséquences de sa suppression se déduisent à vue d’œil. Il y a de quoi s’alarmer. Car hélas, elles sont toutes négatives. Supprimer l’inamovibilité des juges, c’est remettre complètement en cause l’indépendance des juges. Un juge qui n’est pas indépendant, c’est une justice qui n’est pas indépendante ; une justice qui n’est pas indépendante, c’est une justice qui est arbitraire et donc liberticide et violatrice des droits individuels et collectifs. Supprimer le principe de l’inamovibilité des juges, c’est attribuer à un corps quelconque, le pouvoir de faire et de défaire plus aisément les juges ; cela revient à dire tout simplement que ce corps possède le pouvoir de prononcer les sentences et d’utiliser la justice à sa guise. Une telle justice perdrait toute sa crédibilité chez les citoyens et suscitera leur crainte.

        

Supprimer de la constitution l’inamovibilité des juges, c’est faire une constitution qui ne sépare plus les pouvoirs et ne consacre plus l’indépendance du pouvoir judiciaire. Celui-ci sera fondu dans un  autre pouvoir auquel il sera soumis et n’est plus dès lors, un pouvoir. C’est dire que la séparation des pouvoirs en pâtirait, ou plutôt, périrait. Les conséquences que cela comporte ne valent plus la peine d’être démontrées, il faut se préparer à les tirer.

        

Revenir sur l’inamovibilité des magistrats du siège, et surtout dans le contexte actuel de notre pays, c’est accentuer la corruption au niveau de la justice. Le juge estimera qu’il peut être relevé de sa fonction à tout moment et qu’il doit en tirer au maximum profit, le temps qu’il est encore là, comme le font les autres fonctionnaires. Il sera donc tenté de monnayer ses sentences. Le plus offrant aura toujours raison, et adieu aux droits des autres citoyens.

        

Après avoir montré l’importance de l’inamovibilité des magistrats du siège et les conséquences de sa suppression, revenons sur la révision elle-même. L’alinéa 2 de l’article 150 dispose que les juges « sont inamovibles ». Cet alinéa, à lui seul, permet à la constitution de garantir concrètement, bien que relativement, l’indépendance du juge. Le texte de la révision prévoit lui aussi l’indépendance du juge. Mais le problème, c’est qu’il ne donne aucun moyen à la constitution de garantir cette indépendance ; au contraire, il enlève le seul moyen constitutionnel qui assure une relative indépendance au juge. Au final, on supprime le moyen de la garantie de l’indépendance d’une part, et on réitère l’indépendance du juge d’autre part. Voilà où se situe l’incohérence.  

 

Brahim Béchir étudiant en droit

Facultés des Sciences Juridiques et Politiques

Université Cheikh Anta Diop

Dakar-Sénégal

Mail : mourtalafils@yahoo.fr

 

480 Vues

Il n'y a pas encore de commentaire pour cet article
Vous devez vous connectez pour pouvoir ajouter un commentaire