Le 30 décembre dernier, Maître Jean-Bernard Padaré apprenait au journal de 20h de Télé-Tchad son remplacement à la tête du ministère de la Justice. Un limogeage sans préavis. L’annonce a d’ailleurs surpris tout le monde, l’ex-Garde des Sceaux étant considéré comme l’un des rares quadras faisant figure de caution intellectuelle du régime d’Idriss Déby.

Toute la nuit du 31 décembre, les spéculations sur les raisons de son éviction se sont multipliées. Maître Padaré aurait été victime sinon des humeurs changeantes du chef de l’Etat, du moins des « querelles fratricides », croyaient savoir certains internautes sur Facebook et Twitter sans toutefois nommer les supposés protagonistes de la guéguerre, ni même suggérer la nature de la fratrie en question (politique ou ethnique).

Le 2 janvier 2014, une dépêche de RFI abondait dans le sens d’un règlement de comptes fratricide, rapportant des propos recueillis auprès des proches du nouveau Premier ministre, Kalzeubé Pahimi Deubet, et de ceux de l’ex-ministre de la Justice, tous deux issus d’une même région totalement acquise à Déby : le Mayo-Kebbi. Les motifs invoqués par les prétendus proches paraissent toutefois manifestement insuffisants pour justifier l’éviction, dans des formes aussi humiliantes, d’un Nomenklaturiste comme J.-B Padaré.

Et voilà que l’explication de RFI n’avait pas encore fini d’étonner les observateurs par sa naïveté que le premier ministre a choisi de la démentir par la signature d’un arrêté de nomination de l’ex-Garde des Sceaux au poste de Conseiller spécial à la Primature. Il s’infère nécessairement de ce geste que la rivalité supposée entre K. P. Deubet  et J.-B Padaré pour plaire à Déby n’est pas à l’origine du limogeage du juriste de sa majesté.

Tchadoscopie a mené l’enquête.

 
Le délateur anonyme

Le 7 décembre 2013, la rédaction de Tchadoscopie recevait un courriel d’un certain T. M (initiales seulement) qui nous demandait de rédiger un commentaire sur les implications de l’article 10 del’accord de coopération judiciaire entre le Sénégal et le Tchad. Cet accord relatif à l’affaire Habré a été signé le 3 mai 2013 par Aminata Touré et J.-B Padaré, alors Gardes des Sceaux respectifs des deux pays. Seul l’extrait suivant du fameux article 10 était mentionné dans le courriel : « sur la demande du Sénégal, toute personne se trouvant au Tchad peut être citée à comparaître conformément à la législation du Tchad pour déposer devant l’autorité compétente, qui pourra être le magistrat des Chambres africaines extraordinaires exécutant une commission rogatoire sur le territoire de la République du Tchad ». L’enrichissement typographique (caractères gras) était de l’auteur du courriel. Celui-ci insinuait en conséquence que la disposition en question autoriserait les magistrats des Chambres africaines extraordinaires (CAE) à auditionner Idriss Déby de « gré ou de force » (sic). Il en conclut qu’il s’agissait d’une « bourde monumentale de Jean-Bernard Padaré » (sic), lequel, de « connivence certaine avec les ADH, [aurait] signé les yeux fermés un accord scellant le sort du chef de l’Etat » (sic).

Il s’avère qu’à la même époque la commission rogatoire des CAE avait installé ses quartiers au Tchad du 30 novembre au 22 décembre 2013 pour auditionner victimes et témoins présumés. Ont été auditionnées 797 personnes en qualité de parties civiles et 14 personnes en qualité de témoins.

Le magistrat en charge de l’Instruction des CAE, accompagné d’experts en anthropologie médico-légale, a par ailleurs procédé à l’identification des sites supposés abriter des charniers (Moundou, Koumra et Sarh, Mongo et BitkineHamral-Goz et Dougui Allaye). Énormes frayeurs  donc au sein du régime.

Mais pour procéder à l’analyse demandée, il était nécessaire de pouvoir accéder à l’intégralité de l’accord dont est issu le texte. N’étant pas disponible sur internet, et T. M. ne nous l’ayant pas fourni sous prétexte de problèmes de connexion à N’Djamena avec « une vitesse de téléchargement digne d’une balade d’escargot » (sic), le commentaire n’a pu être fait.

Le limogeage inattendu de Jean-Bernard Padaré nous a alors mis la puce à l’oreille. Nous avons lancé une demande sur Twitter pour obtenir une copie de l’accord de coopération judiciaire. M. Reed Brody ne s’est pas fait prier pour nous envoyer, dans les minutes qui suivaient, une copie intégrale de la version originale scannée.

L’accord de la discorde

S’agissant d’un accord bilatéral entre Etats souverains, il est de bon aloi de commencer par en examiner les dispositions finales pour en vérifier la solidité. Les dispositions de son article 27.4 sont ambiguïté : « l’une ou l’autre des Parties peut dénoncer le présent Accord par notification écrite. La dénonciation de l’Accord prend effet six mois après la date à laquelle elle aura été reçue par l’autre Partie ». Voilà qui a le mérite d’être clair. A tout moment, le Tchad peut mettre unilatéralement fin à cet accord sans motif, a fortiori s’il a des raisons de penser que les intérêts supérieurs de la Nation sont susceptibles d’être menacés par une application trop rigide de la part de l’Etat sénégalais. Il en résulte que contrairement à l’analyse de T.M, le sort d’aucun Tchadien, (accusé, victime ou témoin) n’est « scellé » par cet accord.

Pour ce qui est de l’article 10.1 intitulé « Témoignage au Tchad », il prévoit effectivement que « sur la demande du Sénégal, toute personne se trouvant au Tchad peut être citée à comparaître conformément à la législation du Tchad pour déposer… ». Le texte n’instaure aucune hiérarchie ni ne fait aucune distinction entre les témoins susceptible d’être cités à comparaître. L’expression «toute personne » implique  nécessairement tous ceux qui ont collaboré avec Hissein Habré dans le cadre de la DDS. Dès lors Idriss Déby pourrait théoriquement être cité à comparaître en qualité de témoin devant le magistrat instructeur des CAE.

Et si d’aventure le chef de l’Etat refuse de comparaître, l’article 10.3 de l’accord prévoit que « les autorités requises devront user des moyens de contraintes prévus par la loi de l’Etat où doit avoir lieu la comparution ». C’est sans doute le texte qui a semé la panique dans la basse-cour de Déby. Panique pourtant injustifiée. D’une part, en effet, on ne voit pas à l’heure actuelle qui est capable  au Tchad d’user de moyens de contraintes légaux pour faire parler Idriss Déby. D’autre part, s’agissant du témoignage sur le sol sénégalais, l’article 11.3 de l’accord prévoit une « comparution volontaire […] sans recours à des mesures d’intimidation ou de coercition ». Enfin,  en septembre 2013, le chef de l’Etat lui-même s’est dit prêt à témoigner devant les CAE : « Il faut dire les choses clairement. J’ai travaillé avec Hissein Habré. Si les magistrats veulent m’écouter, je suis disponible » s’est-il alors exclamé.

La question se pose donc de savoir qui, parmi ses juristes charlatans, a pu encore faire croire à Idriss Déby que l’accord de coopération judiciaire « scellait son sort » ?

Encore qu’il serait particulièrement imprudent de la part des CAE de recueillir un quelconque témoignage d’Idriss Déby qui ne peut qu’être subjectif et à charge contre Hissein Habré, étant par ailleurs précisé que le procès de l’ex-chef d’Etat est en partie financé par l’Etat tchadien. Drôle de justice impartiale, ces CAE !

Mais il y a plus.

Padaré est-il de mèche avec les associations de défense des droits de l’Homme ?

Dans son courriel, le correspondant anonyme accusait l’ex-Garde des Sceaux d’être de « connivence certaine avec les ADH.. » pour piéger Idriss Déby. Accusations fondées sans doute sur des soupçons. En effet, J.-B Padaré, avocat de son état, est par ailleurs membre de la Ligue Tchadienne des Droits de l’Homme, une organisation qui soutient les victimes présumées de l’affaire Habré. En outre, un article paru sur le site Zoomtchad en juin 2013 révélait que J.-B Padaré « a offert, à plusieurs reprises, ses services pour être une taupe à N’Djamena, au service de la défense du président  HH ». Dans ces conditions, il est incontestable que tous ses faits et gestes soient scrupuleusement passés au crible par les limiers de l’ANS pour en dégoter le moindre indice de trahison.

Mais il faut plus que de l’audace pour un ministre du régime pour tenter astucieusement de livrer Déby à la justice. Encore faut-il que la Justice sénégalaise, créée presque à la demande du maître du Palais rose, en manifeste sérieusement le souhait par des actes concrets.

Pour l’instant, Idriss Déby n’est pas directement mis en cause. L’article 17.3 des statuts des CAE rappelle que « l’action publique ne peut être mise en mouvement que par le ministère public près les Chambres africaines extraordinaires ». Le réquisitoire introductif du Procureur général près les CAE (nommé par le Président de la Commission de l’Union africaine), cite nommément des personnes. Il ne vise pas Idriss Déby.

Et le principal acteur du procès, M. Reed Brody, porte-parole de Human Rights Watch, a déjà exclu Déby du champ de l’enquête. Ne disait-il pas dans une récente interview que « Si vous parlez aux anciens de la DDS, si vous regardez les documents de la DDS, vous ne verrez jamais, jamais, son nom. Nous, nous avons des milliers de documents de la DDS, et le nom de Idriss Déby n’y figure nulle part » ?

Le magistrat chargé de l’Instruction des CAE ne peut décider d’investiguer au-delà des limites du réquisitoire. S’il a la faculté, conformément à la loi sénégalaise, de procéder à tout acte d’information qu’il juge utile à la manifestation de la vérité, il ne peut néanmoins déléguer par commission rogatoire plus de pouvoirs qu’il n’en a lui-même. Une commission rogatoire ne saurait porter sur d’autres faits que ceux sur lesquels porte l’information. Le cas échéant, le Procureur général prendra un réquisitoire supplétif permettant au juge d’Instruction d’étendre son champ d’investigation. Pour autant, vu les conditions dans lesquelles est instruite l’affaire Habré, il est peu probable que Déby fasse l’objet d’une quelconque procédure sur la base de l’accord de coopération judiciaire entre le Sénégal et le Tchad signé le 3 mai 2013.

Les ex-Gardes des Sceaux souffrent-ils d’une crise d’ego ?

Le limogeage de J.-B Padaré aurait, enfin, selon quelques indiscrétions, sa source dans les mauvaises relations que celui-ci entretiendrait avec Abdoulaye Sabre Fadoul.

Le premier, avocat chevronné, a le verbe facile. On l’a vu s’exprimer aisément devant les journalistes des chaines de télévision tchadienne, françaises, sénégalaises, etc. Imbu de lui-même, il est, avec le ministre de la communication, Hassan Sylla Bakari, l’un des deux quadras du régime particulièrement appréciés d’Idriss Déby pour leur bagou. Même s’ils débitent des sottises, le chef est satisfait.

Le second, Abdoulaye Sabre Fadoul, bien que titulaire d’un doctorat en Droit public d’une Université parisienne, a été raillé par les magistrats et avocats pour ses méthodes brutales et ses carences en matière de procédure pénale (considérée comme le cœur du droit répressif dont tout juriste qui se respecte doit en connaître au moins les rudiments). On se souvient que dans une lettre ouverte au chef de l’Etat datée du 28 février 2013, soit quelques semaines avant son remplacement par J.-B. Padaré, le Barreau du Tchad dans son ensemble a fait part à Idriss Déby de nombreux « dysfonctionnements » et dénoncé « les agissements exécrables » d’Abdoulaye Sabre Fadoul qui, selon eux, « ternit l’image de la Justice ».

Son éviction, suite à cette offensive des auxiliaires de Justice, est considérée comme une déclaration de guerre. Pire, son remplacement par un ancien avocat, dont le cabinet est toujours fonctionnel, est vécu comme une humiliation. Depuis, A.- S Fadoul semble avoir en aversion toute personne portant la robe d’avocat ou de magistrat. Suffisant pour que, parmi ceux qui les ont successivement connus à la Chancellerie, d’aucuns soupçonnent dans le limogeage de J.-B Padaré un coup fourré des proches de  l’actuel ministre secrétaire général du gouvernement.

En éjectant J.-B Padaré du fauteuil du ministre de la Justice, Idriss Déby voulait-il réellement mettre un terme à une guéguerre froide entre deux juristes à l’ego surdimensionné ? Possible.

Mais il doit quand même se préparer à répondre, tôt ou tard, devant la Justice tchadienne des actes qu’il a commis de 1982 à 2013 (pour l’instant).


 © Tchadoscopie
 

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