Dans un billet en deux parties, Laurent Touchard* s’attèle à retracer la vie de Khalifa Haftar, qui a récemment refait surface en prenant en Libye la tête d’une offensive toujours en cours contre les milices islamistes de Misurata et Benghazi. Mais qui est vraiment cet homme dont la carrière semble embrasser les routes sinueuses d’un opportunisme débridé ?

 

*Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis.

 

Réunis à Baïda, 150 officiers et sous-officiers des forces armées libyennes choisissent Khalifa Haftar comme chef d’état-major de l’après-Révolution, le 18 novembre 2011. Le Conseil National de Transition (CNT) ne tiendra pas compte de ce plébiscite, préférant Youssef al-Mangouch à Khalifa Haftar. Ce dernier s’évertuera alors à conquérir des fonctions qu’il considère comme siennes depuis son retour en Libye en mars 2011, après un long exil américain.

Tous ces rebondissements ne détonnent pas dans une existence déjà trépidante. Guerres, machinations politiques, "barbouzerie"… Haftar sillonne cet univers comme un fennec dans le désert. S’il lui arrive de se perdre, il retrouve inévitablement son chemin. Déterminé autant que controversé, il tient des condottieri (condottiere au singulier), chefs mercenaires de la fin du Moyen-Age et de la Renaissance en Italie ; aussi courageux que prompts à trahir selon leurs intérêts, intelligents, vifs calculateurs, pas toujours exceptionnels sur le terrain, souvent hautains et jalousés.


Comparaison paradoxale dans la mesure où Khalifa Haftar se dit inspiré par Sidi Oumar al-Mokhtar, Cheikh musulman qui enseigne le Coran. A partir de 1912, Oumar al-Mokhtar développe une guérilla efficace contre l’occupant italien et ce jusqu’à sa mort en septembre 1931, lorsqu’il est pendu par ces mêmes Italiens. Mais finalement, Khalifa Haftar personnalise bien ces paradoxes : une personnalité complexe d’un homme de pouvoir et de guerre comme l’Histoire n’en façonne plus beaucoup.

 

Au premier abord, beaucoup semble avoir été écrit au sujet de l’homme. Au premier abord seulement. En réalité, les éléments disponibles "tournent en boucle". A savoir, ils reprennent des éléments de quelques travaux, eux-mêmes dérivés de sources primaires. De fait, si beaucoup a été écrit, bien peu a été raconté. L’auteur de ces lignes a mené des recherches dans des documents des années 1980 (journaux, magazines, rapports) ainsi que dans des ouvrages consacrés au Tchad et à la Libye dont une liste non-exhaustive sera donnée en fin de ce "feuilleton". Avec, en toile de fond, le nébuleux conflit tchado-libyen, la confrontation entre Tripoli et Washington, nous allons découvrir les trois vies successives du condottiere des sables.

 

Un roi compromis.

 

Sa "première vie" débute avec une naissance pour laquelle deux dates sont mentionnées. Ainsi serait-il né en 1943 ou en 1949 selon les sources. Sa physionomie, sa prestance alerte semble accréditer l’hypothèse de la seconde date (65 ans plutôt que 71). En revanche elle ne correspond pas à la chronologie de ses études militaires. En effet, il intègre l’académie militaire de Benghazi en septembre 1964 (sources libyennes). Il en ressort en tant qu’officier spécialisé dans l’artillerie en 1966. S’il était né en 1949, il serait rentré à l’académie militaire à 15 ans ! Nous pouvons donc établir qu’il est né en 1943, à Ajdabiya, en Cyrénaïque (dans l’est de la Libye). L’effondrement militaire de l’Egypte en 1967 choque profondément Khalifa Haftar. L’effondrement militaire de l’Egypte en 1967 choque profondément Khalifa Haftar.  

 

A l’instar de  quelques autres officiers libyens, à commencer par le capitaine Mouammar Kadhafi, il est prêt à rejoindre le Sinaï au sein d’un bataillon de volontaires libyens. Rapide, le conflit cesse avant le déploiement de l’unité. Ces officiers nationalistes optent alors pour un autre combat : renverser le roi Idriss Ier. Le monarque doit son avènement à la Couronne britannique, en l’échange de l’aide qu’il a fourni à celle-ci – contre les Italiens et les Allemands – pendant la Seconde Guerre Mondiale. Lors de la crise de Suez en 1956, Idriss Ier soutient encore l’Angleterre, alors engagée dans la deuxième guerre israélo-arabe aux côtés de la France (et d’Israël) contre Nasser (suite à la nationalisation du canal de Suez par le chef d’Etat égyptien). A quoi s’ajoutent des facilités offertes aux troupes américaines avec la base de Wheel us (aujourd’hui Milaga) d’où opèrent notamment les bombardiers stratégiques B-50 et B-47, les B-36 à long rayon d’action… Pour les jeunes officiers comme Kadhafi et Haftar, leur roi est donc compromis avec les ennemis de la cause arabe.

 

Révolutionnaires.

 

Profitant d’un contexte politique (et social) favorable, le capitaine Kadhafi conspire donc ; le lieutenant Haftar est de la partie. Deux fois repoussée (le 12 et le 24 mars 1969), l’opération al-Qods (Jérusalem) est lancée le 16 septembre 1969, à l’occasion d’un séjour du roi en Turquie (il envisageait d’abdiquer le lendemain…). Les conspirateurs s’appuient uniquement sur l’armée, et en particulier sur les cadets de l’Académie de Benghazi. Idriss Ier, qui n’ignorait pas que quelque chose se tramait, comptait sur la loyauté de sa garde royale pour circonscrire toute atteinte à son règne… Il se trompe. Bien planifiée, al-Qods est un succès. Contrairement aux allégations ultérieures de Kadhafi, le complot ne bénéficiera jamais du soutien de "centaines d’officiers". Un contrecoup d’Etat surviendra d’ailleurs en décembre 1969, entraînant le limogeage d’une centaine d’entre-eux. Haftar fait donc figure de fidèle parmi les fidèles. Son état d’esprit est également "bon" : ardent nationaliste arabe qui s’inscrit dans le courant que personnifie Nasser (via Kadhafi). En remerciement, il est promu capitaine.

 

Guerre Froide.

 

En octobre 1973, lors de la guerre du Kippour, le capitaine Haftar appartient selon toute vraisemblance à la composante "artillerie" de la 3e Brigade d’Infanterie Mécanisée. Brigade qui est mise en alerte et envoyée à Tobrouk dans l’éventualité d’une intervention libyenne aux côtés de l’Egypte. Selon la Jamestown Foundation, l’officier est décoré d’une médaille égyptienne pour sa participation au conflit. Le pourquoi de cette décoration s’avère mystérieux : elle impliquerait un engagement direct au combat. Il pourrait alors s’agir d’une confirmation quant au déploiement d’un bataillon libyen d’artillerie automotrice, avec des M109, au cours de la bataille dite de "la Ferme Chinoise". Présence qu’évoquent parfois des sources arabes mais que contestent d’autres sources occidentales. 

 

En 1975, dans un contexte géopolitique qui favorise des liens entre la Libye et l’URSS (ainsi que les pays affiliés à l’URSS), Haftar poursuit son cursus militaire en Union Soviétique. Il est envoyé à l’école d’Etat-major de Frounzé, à Moscou. Outre l’art de la guerre, lui sont enseignés le marxisme-léninisme, la Révolution russe, l’histoire du parti communiste soviétique, l’approche scientifique de l’Histoire (et plus précisément, de l’Histoire militaire)… Pour mémoire, l’évolution du nombre de conseillers militaires d’URSS (et des pays de l’Est) témoignent de ces rapports : alors qu’ils ne sont que 20 en 1971, leur nombre grimpe à 345 en 1975. A la même date, ils sont 3 050 en Syrie, 1 035 en Irak, 1 000 en Somalie et 650 en Algérie ; la Libye se place donc en cinquième position par rapport à l’ensemble des pays "frères". Quant aux personnels militaires libyens formés à l’étranger (toujours URSS et pays de l’Est) dont fait partie Haftar, ils sont 300 en 1974 et 600 en 1975.


Au niveau politique, Kadhafi ne croit que modérément en la sincérité de l’engagement soviétique en faveur du Tiers Monde et plus précisément, de l’Afrique.
 


Malgré tout, la CIA établit en 1976 un constat qui se vérifiera quelques années plus tard, (l’engagement libyen au Tchad embarrassant Moscou) : " La relation soviéto-libyenne est marquée par de la méfiance des deux côtés et il est peu probable que les Soviétiques ne comptent sur des progrès quant à une étroite coordination des politiques ". La réserve libyenne existe quant à elle à deux "niveaux". Au niveau politique, Kadhafi ne croit que modérément en la sincérité de l’engagement soviétique en faveur du Tiers Monde et plus précisément, de l’Afrique. Dans son Livre vert, il se montre d’ailleurs critique à l’encontre de l’URSS : "(…) qu’il s’agisse de régimes à parti unique (…) il apparaît clairement que la ‘représentation [du peuple] est une imposture’"). Il prône d’ailleurs une Troisième voix, alternative à l’impérialisme occidental et au communisme de l’est. Au niveau militaire, la troupe apprend vite à ne pas apprécier les conseillers et techniciens russes considérés comme méprisants (constatation qui se vérifie dans d’autres pays "frères"). Comportement dédaigneux auquel est confronté Khalifa Haftar.

 

Une armée libyenne percluse de faiblesses.

 

Cette suspicion réciproque n’empêche pas de massives livraisons d’armes soviétiques, à un point que les Libyens reçoivent "(…) plus d’équipement qu’ils ne peuvent en absorber" comme l’indique le rapport de 1976 cité plus haut. Ainsi, à l’époque où Haftar est en URSS, la Libye aligne en théorie 2 000 chars de combat et plus de 300 véhicules blindés de reconnaissance pour 200 à 300 équipages relativement entraînés… Par ailleurs, plus de 50 % des matériels ne sont pas opérationnels faute d’un entretien suffisant. Lors de la courte guerre contre l’Egypte en juillet 1977, l’armée libyenne subit de lourdes pertes tout en révélant de dangereuses faiblesses.

 

Diplômé de Frounzé, Haftar rentre. Kadhafi est désormais très contesté au sein des forces armées régulières, bien plus encore qu’en 1969 (contrecoup d’Etat de décembre). Trois complots ont échoué en mars, juillet et août 1975. Lors de la tentative d’août sont impliqués le commandant de la garde du palais présidentiel et des membres du CCR. Le dirigeant libyen est aux abois. Il ordonne de sévères purges de l’institution militaire : 120 officiers sont arrêtés (dont 22 qui seront exécutés en 1977). Par ailleurs, il met sur pied des forces paramilitaires afin de protéger son régime contre l’armée (dès 1971 avec les Forces de Résistance Populaire). Sept des douze membres du CCR (Kadhafi étant un des douze) sont destitués. Jusqu’à sa transformation en 1977, le CCR ne comprendra donc plus que cinq membres. Certaines sources mentionnent Khalifa Haftar comme étant l’un de ses membres : il n’en est rien. Son nom ne figure ni dans les "12" d’origine et encore moins dans les "5" derniers.

 

Primauté de Kadhafi et loyauté absolue.

 

Au sein de l’armée que Kadhafi déteste de plus en plus, les officiers les plus loyaux sont placés aux postes à responsabilité. Peu importe s’ils n’ont pas les compétences adéquates : seule compte leur fidélité au chef. L’incurie de nombreux cadres s’ajoute ainsi aux failles dans le domaine de l’entraînement et de l’état des matériels. Khalifa Haftar étant l’un de ces officiers loyaux, il reçoit le commandement des troupes à l’est de la ligne Benghazi-Koufra. Zone stratégique car elle englobe la frontière avec l’l’Egypte. Il hérite ainsi d’un ensemble de bataillons médiocrement opérationnels.

 

En dehors d’approximatives brigades, aucune structure n’engerbe véritablement l’ensemble de cette myriade d’unités. Kadhafi ne veut pas d’une structure divisionnaire. Des divisions conféreraient trop de pouvoir (et de moyens) à ceux qui les commanderaient. Ils pourraient alors être tentés d’utiliser cette puissance à leur profit, contre Kadhafi… Cette paranoïa naissante n’est pas sans fondement. Ainsi, en 1978, suite à l’arrestation du capitaine Mohammed Idris al-Charif, chef des services de renseignement, c’est au tour d’une centaine d’officiers de la 7e Brigade Blindée d’être jetée derrière les barreaux…

 

Ces coups de balai successifs amaigrissent les effectifs en cadres confirmés. Situation que n’améliore pas l’absence de structures divisionnaires : la chaîne de commandement est incohérente, centralisée à l’extrême alors que les unités sont dispersées et que les communications sont souvent défaillantes ! Il faut attendre 1982 pour qu’un semblant de conclusion soit enfin tiré de la non-performance de 1977 face à l’Egypte. De fumeux "groupements opérationnels" sont alors constitués, vague imitation de grosses brigades composites (ou de petites divisions).

 

A la tête du Groupement opérationnel est (GOE), Haftar ne brille pas : il s’abstient clairement d’améliorer les choses dans sa zone de responsabilité. Les unités ne s’entraînent pas, les exercices de tir sont proscrits, les unités ne savent pas manœuvrer… A la décharge de l’officier, la conjoncture que nous venons d’évoquer ne s’y prête pas. La moindre initiative est potentiellement dangereuse pour quiconque s’y essaierait. Tout doit être fait pour ne pas déplaire et surtout, pour ne pas apparaître comme suspect de velléités conspiratrices. C’est ce à quoi s’applique scrupuleusement Khalifa Haftar.

 

Une trentaine d’années plus tard, lors de la Révolution libyenne, la purge des forces armées régulières libyennes aura des conséquences dramatiques quant à la valeur militaire globale des officiers généraux et supérieurs susceptibles de reprendre en main une institution fantôme. Sans compter que la plupart des milices contestent toute légitimité à ces commandants, arguant de leur loyauté passée au régime… Mais bien avant cela, cette décimation des cadres militaires se paiera au Tchad…

 

Khalifa Haftar dans la guerre au Tchad – 2e partie.


La récemment refait surface en prenant en Libye la tête d’une offensive toujours en cours contre les milices islamistes de Misurata et Benghazi. Dans ce deuxième billet, Laurent Touchard* continue de retracer la vie de cet homme dont la carrière semble embrasser les routes sinueuses d’un opportunisme débridé. *Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l’histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l’université Johns-Hopkins, aux États-Unis. La "deuxième vie" de Khalifa Haftar s’écrit dans l’épopée libyenne au Tchad. La narrer implique une description du paysage géopolitique qui s’étend entre les deux pays. Paysage aux contours aussi fluctuants que ceux des dunes au vent brûlant du désert, parfois aussi impénétrable que les brouillards de cilice que soulève le même vent. Schématiquement, Kadhafi veut instaurer une république islamique qui engloberait l’ensemble du Sahel et dont il serait, évidemment, le raïs. D’où une politique étrangère agressive à l’encontre de pays comme la Tunisie, interventionniste comme en Ouganda, ou savamment calculatrice lorsqu’il instrumentalise les rébellions nomades de la bande saharienne. Cette instrumentalisation lui permet de se rendre indispensable en tant que médiateur pour résoudre des crises diverses (qu’il a parfois contribué à allumer). Idéologue combattant ou combattant idéologue du panarabisme et du panafricanisme, "philosophe" de la Troisième voie Kadhafi veut aspirer le Tchad dans son giron.
  

 

Le statu quo qui dure depuis un peu plus d’un an finit par rendre l’âme en février 1986. Le 10, le GUNT lance une grande offensive avec 4 000 hommes qu’appuient 4 500 membres de la Légion islamique et les sempiternels moyens lourds, qu’opèrent souvent des réguliers libyens. Cette fois-ci, Kadhafi commet une erreur d’appréciation. Supposant que la France rechignera à bouger, il laisse ses éléments dépasser le 16ème parallèle, en direction du sud. Ils prennent Kouba-Olanga, point le long de la piste qui conduit de Largeau à N’Djamena. Le 11, ils enfoncent le clou en s’emparant d’Oum Chalouba, autre point cette fois ci sur la piste d’Abéché à Largeau. Le dessein du GUNT et des Libyens saute aux yeux : Faya Largeau est dans leur collimateur… 

 

Renaissance de la guerre. 

 

En donnant le champ libre à ses forces, Kadhafi sous-estime la réaction de François Mitterrand. Vexé d’avoir été berné par le Guide en septembre 1984, le président français répond favorablement à la demande d’aide formulée par Hissène Habré. Commence alors l’opération Epervier, le 20 février 1986. Quatre jours plus tôt, Paris a haussé la voix en lançant les chasseurs-bombardiers Jaguar, partis de Centrafrique. Ainsi, le 16 février, les "chats de l’enfer" bombardent-ils la piste de Ouadi Doum. Les dommages ne sont pas aussi importants qu’escomptés, mais ils suffisent cependant à empêcher l’atterrissage ou le décollage des appareils les plus lourds à l’instar des Tu-22, mais aussi des MiG-21 et MiG-23, des Mirage F1 et des Sukhoï Su-20… En guise de rétorsion, un bombardier lourd libyen Tu-22 tente de frapper N’Djamena le lendemain, depuis la Libye. Il rate sa cible et s’écrase en Libye, à court de carburant…

De leur côté, les FANT contre-attaquent. Elles reprennent le terrain perdu. Le 05 mars, le GUNT essaie de raviver son offensive qui s’essouffle. Mais une fois de plus, il se heurte à des FANT combatives, tactiquement supérieures. Une tempête de sable donne aux troupes tchadiennes de consolider l’initiative qu’elles ont saisie. Elles s’emparent ainsi, le 17 mars, de Chicha, "plot" le plus au sud du dispositif GUNT-Libye. La désagrégation du GUNT via celle de l’ANL s’accentue de l’absence de victoire, de la domination des Goranes d’Habré et des pertes. Pertes qui touchent aussi les Libyens. En plus des morts et des blessés qui agonisent jusqu’à leur dernier souffle sur les champs de bataille, quelques prisonniers sont expédiés à N’Djamena. Plusieurs décéderont des mauvais traitements qui leur seront infligés.

 

 

La guerre tchadienne de Khalifa Haftar.

 

 

A cette époque l’on retrouve, enfin, Khalifa Haftar. Début 1986, désormais colonel, Haftar est envoyé au Tchad. Dans un entretien accordé à Roumania Ougartchinska (Pour la peau de Kadhafi, Fayard 2010), il déclare : "J’avais accepté d’aller au Tchad car il y avait beaucoup de pertes et il fallait redorer le blason de la Libye." Déclaration pleine de noblesse qui toutefois interpelle. D’une part, Khalifa Haftar est un militaire. Il obéit aux ordres. D’autre part, il est l’un des fidèles de Kadhafi, par essence loyal jusqu’à la mort. Il ne discute pas les décisions du "Guide". De fait, il apparaît peu probable que l’officier ait "accepté" tout comme l’on accepte (ou refuse) une "mutation professionnelle". L’idée de sacrifice volontaire magnifie ce qui est finalement un ordre de mission. Le genre de choses qui n’implique pas l’idée d’ "accepter" mais de se plier.

 

 

C’est chose faite en mars 1986, lorsqu’il prend son poste à Faya Largeau, à la tête du Groupement opérationnel sud (GOS). Son prédécesseur, le colonel Ahmed al-Rifi al-Cherif, qui a notamment dirigé les renseignements militaires ainsi que la sécurité au commandement des forces armées au début des années 1980 n’a pas donné satisfaction en dépit de débuts prometteurs. Sous son égide, les combattants de l’ANL remportent plusieurs succès contre les FANT fin 1982 – début 1983. Cependant, il ne réussit pas à maintenir la cohésion de cette coalition : en septembre 1984, l’ANL se désagrège. Pire encore, son chef, le général Djogo, fait défection en décembre 1985 pour rejoindre Hissène Habré. C’est un coup sévère porté au camp pro-libyen, alors même que les "sudistes" étaient majoritairement hostiles au nordiste Habré jusqu’en 1985. Les revers de février 1986 complètent l’absence de résultat d’al-Cherif… Autant de raisons qui expliquent son limogeage. Malgré tout, il s’en sortira plutôt bien : en 2011, il commande l’armée de l’air de Kadhafi et restera l’un de ses fidèles…

 

En théorie donc, l’envoi d’Haftar au Tchad apparaît comme la reconnaissance de ses compétences.

 

 

En théorie donc, l’envoi d’Haftar au Tchad apparaît comme la reconnaissance de ses compétences. Kadhafi a besoin de victoires. Mais il a également besoin d’un homme-lige car l’affaire tchadienne est sensible. Le "Guide" nie farouchement toute présence libyenne au Tchad. Il ne peut donc se permettre de dépêcher un officier qui, à la première occasion, criera le contraire sur tous les toits. Il ne peut remplacer al-Cherif que par quelqu’un d’aussi loyal que lui.

 

 

Déficiences en renseignement militaire.

 

 

Toujours dans l’entretien accordé à Roumania Ougartchinska, Haftar indique que les forces qui faisaient face aux siennes étaient numériquement supérieures. Difficile de déterminer s’il se trompe lourdement où s’il travestit sciemment les faits, de manière à atténuer ses responsabilités. Il s’agit sans doute d’un mélange des deux. En ce qui concerne l’erreur de bonne foi, la valeur des renseignements militaires fournis aux officiers supérieurs libyens est mauvaise. "Officiers supérieurs" et non pas "officiers généraux" car Kadhafi ne veut pas de généraux (pas plus que de divisions) alors qu’il a choisi de ne pas s’octroyer un grade supérieur à celui de colonel.

 

 

Le renseignement, donc, n’est pas de bonne qualité : déficience qui doit à la volonté de Kadhafi de cacher l’engagement militaire libyen au Tchad. D’où un "corps expéditionnaire" dont les effectifs sont majoritairement composés de combattants "volontaires" de la Légion islamique plutôt que de soldats réguliers libyens. Les critères quant "au besoin d’en connaître" sont donc particulièrement stricts. A cela s’ajoute les lacunes des personnels chargés de la collecte des informations, puis de l’exploitation des données acquises.

 

Pourtant, les sources, bien que plus ou moins fiables, ne manquent pas via les composantes pro-libyennes du Frolinat et du GUNT. Mais, les officiers de l’Istikhbarat Askarya (Service de renseignement militaire) sont prudents (pour leur carrière et surtout, pour leur santé) : ils évitent de transmettre des informations susceptibles de déplaire à leur supérieur hiérarchique, à ceux à qui seront présentés les rapports. Dès lors, l’exercice consiste à habiller les faits… Comme toutes les personnes concernées s’adonnent à cet "art", il devient difficile pour les mêmes intéressés d’avoir une vision précise de la situation véritable…

 

Les forces en présence.

 

Selon Khalifa Haftar, les forces dont il dispose, 11 280 hommes (environ 5 000 du GUNT plus la Légion islamique et les Libyens), font face à 21 400 hommes : 8 000 Tchadiens, 3 270 Zaïrois et Sénégalais. Le reste ? Il songe aux effectifs français du dispositif Epervier, mais aussi aux troupes françaises stationnées dans la région (Centrafrique…) et qui pourraient éventuellement intervenir au Tchad si la situation l’exigeait : plus de 10 000 hommes selon lui, environ 8 000 selon des estimations libyennes relayées par la propagande soviétique de l’époque. Toutefois, la réalité est bien différente. 

 

Ainsi, l’armée tchadienne au début 1987 aligne environ 28 000 hommes (sans compter les éléments paramilitaires). Mais ce total est à relativiser grandement ; seule une partie est opérationnelle, soit 12 000 hommes. Parmi eux, environ la moitié sera engagée au combat, en particuliers les meilleures unités des FANT et parfois, la Garde présidentielle. Les autres proviennent des ex-Codos et des FAT, guérillas du Sud ralliées à coups de promotions et de dollars à la cause d’Habré. Leurs hommes sont "rafraîchis" dans des camps d’entraînement où les conditions de vie sont difficiles, où manquent les vivres et où les désertions sont nombreuses. De fait, sur ces 28 000 hommes, seule une fraction constitue les troupes de choc du président tchadien. 

 

Quant à l’opération Epervier, en février 1987, elle représente 1 500 hommes intégrés pour l’essentiel dans un dispositif aérien. A propos des Sénégalais et des Zaïrois, ils sont présents en 1983-1984… Au bilan, les adversaires d’Haftar au Tchad peuvent mettre en ligne environ 7 500 hommes au total (si l’on inclut les Français d’Epervier) alors que dans le même temps, le colonel libyen dit ne pouvoir compter que sur 11 280 hommes (sans compter des réserves à Sebha et Koufra). Par ailleurs, la balance des potentiels va de plus en plus pencher en faveur de Tripoli, au moins sur le papier. Sur le terrain, si les Libyens bénéficient d’une légère supériorité numérique début 1986, ils doivent contrôler un territoire, avec des éléments du GOS dispersés entre Ouadi Doum, Faya Largeau, Ounianga Kebir, Gouro et, bien sûr, la bande d’Aouzou, etc… Les troupes d’Habré, elles, peuvent se concentrer pour frapper un point donné. 

 

Si Epervier est à dominante aérienne, les militaires français mènent de nombreuses missions terrestres, dans l’ombre. Soulignons que si Epervier est à dominante aérienne, les militaires français mènent de nombreuses missions terrestres, dans l’ombre. Les "invisibles" du 11e Choc et du 13e RDP accomplissent ainsi des reconnaissances profondes. Ils permettent aux autorités d’avoir un bon aperçu des capacités libyennes, tout autant que l’imagerie satellite américaine où le ROEM (renseignement d’origine électromagnétique) collecté par les avions de guerre électronique (Atlantic ATL-1) et autres systèmes. Ce qu’ils "récupèrent" est ensuite transmis aux Tchadiens – si nécessaire -. Comme nous l’avons vu, les Libyens, eux, se montrent incapables de faire la même chose, ce qui évidemment, nuit à leurs opérations.

 

CDR et FAP : frères ennemis.

 

Les déconvenues libyennes de février 1986 s’accompagnent d’une énième dégringolade des groupes pro-Libyens. En août 1986, sous l’égide du colonel Abdelhafid Messaoud, Kadhafi s’efforce de faire main-basse sur ce qui subsiste du GUNT en manipulant le Conseil Démocratique Révolutionnaire (CDR), une des deux composantes majeures du GUNT, l’autre étant les FAP de Goukouni Weddeye. Le chef d’origine du CDR, Mohammed Acyl, meurt en juillet 1982 alors qu’il envisageait de prendre ses distances avec la Libye… Acheikh Ibn Oumar lui succède. Mais ses positions pro-libyenne à l’excès provoquent un rejet de plusieurs de ses membres (pourtant eux aussi pro-Libyens !). Quant à Weddeye, il réalise parfaitement l’entourloupe de Kadhafi et n’apprécie pas. Conséquence logique, les FAP se désolidarisent du GUNT pour se rapprocher… d’Hissène Habré et de ses FANT !

 

Les Libyens, eux, retirent leur soutien aux FAP pour désormais l’octroyer au CDR… Weddeye se trouvant en Libye au moment des faits, il est assigné à résidence le 17 octobre 1986. Le 30 octobre, il est grièvement blessé au cours d’une tentative d’assassinat. A Fada, où sont rassemblés la plupart des pro-Libyens du GUNT, le CDR se livre à un véritable coup de force, sous l’égide des Libyens. Des combattants des FAP loyaux à Weddeye sont assassinés. Le mouvement encercle un temps les éléments du CDR et les Libyens à Fada. Mais, le colonel Haftar ordonne à l’aviation d’intervenir, obligeant les FAP à abandonner Fada et à se réfugier dans le Tibesti.

 

Pas le droit à l’erreur.

 

Fin décembre 1986, Libyens et GUNT-CDR sont à l’offensive pour tenter de reprendre Bardai, Wour et surtout, Zouar, groupés dans l’est du massif du Tibesti. Zouar se situe à presque 400 kilomètres au nord-est de Largeau et à une cinquantaine de kilomètres de la frontière nigérienne. Haftar sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur et veut faire bonne impression. Il engage jusqu’à 7 000 hommes avec la volonté de briser la résistance des FAP de Weddeye qui ont désormais quitté le GUNT… Les 2 à 3 000 Toubous de Weddeye, jusque là entraînés et armés par les Libyens ne sont pas aussi efficients que ceux de Habré. Ils résistent toutefois admirablement bien. Aidés par le terrain accidenté et par un ravitaillement aérien à la mi-décembre 1986, via C-160 Transall français, ils s’accrochent face aux trois colonnes blindées qui tentent de les balayer. Les Américains débloquent une aide de 15 millions de dollars pour les soutenir. Les choses se compliquent pour Kadhafi et pour le commandant des troupes libyennes au Tchad, le colonel Haftar…

Jeuneafrique.com

 

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