Homme politique, chef de parti, chef de file de l’opposition, parlementaire panafricain, ancien ministre… Il a plusieurs casquettes. Lui, c’est Saleh Kebzabo du Tchad, opposant politique à Idriss Deby Itno, actuel président du Tchad et candidat à l’élection présidentielle du 10 avril prochain. Nous l’avons rencontré le lundi 11 janvier 2016 lors de son dernier séjour à Ouagadougou. Avec l’enrôlement biométrique qui est appliqué pour la première fois dans son pays, il estime que son adversaire ressemble à une bête blessée qui, politiquement, est battu et que s’il persiste à se présenter à l’élection présidentielle c’est pour traîner le pays dans une crise post-électorale.

 

On sait que vous n’êtes pas un étranger au Burkina puisque depuis plusieurs décennies vous y séjournez. Vous y avez des amis et même des parents ; donc on ne devrait plus être étonné de vous voir dans nos murs. On sait cependant que vous êtes un homme politique qui plus est le chef de file de l’opposition. Quel est donc l’objet de votre séjour à Ouaga ?

 

J’ai des amis et des parents au Burkina. Disons que ces dernières semaines je suis venu passer du temps avec mes camarades du MPP pendant la campagne. J’ai fait Banfora, Dédougou et je suis rentré au Tchad. J’ai ensuite envoyé deux camarades du parti qui ont suivi la fin de la campagne pendant dix jours jusqu’aux élections. Je suis revenu à l’investiture du président Roch et comme il y avait une certaine bousculade, j’ai dû revenir pour rencontrer mes compatriotes parce que Ouagadougou est un centre de vote.

 

Vous êtes donc là pour courtiser vos compatriotes résidant au Burkina ?

 

Je suis un homme politique, et l’élection présidentielle est pour le 10 avril, et comme Ouaga fait environ 400 voix, si je peux les rafler toutes, je n’en manquerai pas l’occasion.

 

Votre parti a 10 députés sur 180, et l’opposition en a au total 32, soit une différence de 138 députés ; qu’est-ce qui explique cet écart ?

 

Cet écart est dû au fait qu’il y a encore un déficit démocratique au Tchad. Les règles élémentaires ne sont pas toujours respectées. Personne ne peut le démentir, Idriss Deby, aussi bien que ses députés, a toujours été élu par fraude. Nous pensons que ce cycle de fraude doit maintenant prendre fin. C’est pour cela que nous allons à l’élection présidentielle avec beaucoup de convictions dans notre démarche. Nous, en tant qu’opposition, avons boycotté la présidentielle de 2006 et celle de 2011. Nous pensons que nous ne pouvons pas continuer à boycotter, et c’est pourquoi nous y allons cette année.

 

Comment comptez-vous l’aborder ? Y irez-vous personnellement ou en candidat de l’opposition ?

 

Nous avons une élection à deux tours. Les électeurs auront l’opportunité de porter leur choix sur leur candidat au premier tour, et au second tour toute l’opposition devra se regrouper derrière celui qui sera arrivé en tête. C’est en fait l’unité d’action de l’opposition qu’il faut rechercher à une élection à double tour plutôt que son unicité.

 

Deby se présentera pour un 5e mandat ; est-ce à dire que la Constitution tchadienne ne prévoit pas de limitation des mandats ?

 

Il n’y a plus de verrou depuis 2006 puisque Deby a fait sauter cette clause par référendum cette année. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons boycotté l’élection présidentielle de 2006, et nous l’avons encore fait en 2011 parce que la carte d’électeur était un machin qui pouvait s’acheter au marché. Moi-même j’en ai acheté mille pour montrer aux gens que ça n’avait aucune fiabilité. Suite au boycott de 2006, en 2007, avec l’assistance de la communauté européenne, on a fait un dialogue et nous avons décidé d’aller à l’enrôlement biométrique qui enfin a lieu maintenant.

 

Croyez-vous à la crédibilité des prochaines élections ?

 

Nous pensons que c’est un élément de fiabilité même si nous déplorons certains manquements, dont le recensement des mineurs et de réfugiés soudanais au Tchad, sur lesquels nous allons revenir dans les prochains jours. Théoriquement, nous disons que c’est une élection qui devrait être crédible si le président Deby revient à la raison pour accepter le kit d’identification de l’électeur dans le bureau de vote. Je pense que c’est un élément essentiel à la biométrie puisqu’il permet d’attester que l’électeur qui se présente dans un bureau de vote est bien celui qui est sur la carte. Des éléments de crédibilité par excellence existent. C’est pourquoi nous disons que sur le papier, il est battu. Politiquement, il est battu. Et il ressemble a une bête blessée : si malgré tous ces éléments, il décide d’aller à l’élection, il est certainement déterminé à nous amener dans une crise post-électorale. Il ne peut pas gagner de façon transparente la présidentielle à venir. Il est dans sa 26e année. Son bilan pour nous est catastrophique. Depuis quelques mois, il n’arrive plus à payer les fonctionnaires. Même s’il évoque la baisse du prix du pétrole, nous ne sommes pas un grand pays pétrolier. Et si on avait bien géré nos ressources, on ne serait pas dans ces crises de trésorerie. Les étudiants, les ambassades ne sont pas payés. Cela signifie que la machine est grippée. De même, ces 25 dernières années, les Tchadiens ne mangent pas à leur faim. Ils mangent à peine une fois par jour. Pas d’école, pas de centre de santé, pas de route. On peut parcourir 25 km en 2 heures. L’insécurité se généralise. Tout ce qui revient de façon régalienne à l’Etat a foutu le camp. C’est donc dire que Deby n’a plus rien à proposer après 25 ans d’échec. Quel argument trouvera-t-il encore pour que mes compatriotes lui portent leurs voix ? C’est pourquoi je dis que théoriquement il perdra, mais qu’il refusera la défaite ; d’où cette crise post-électorale à laquelle on doit se préparer. Si l’opposition est assez intelligente, nous devons nous entendre sur la gestion des bureaux de vote pour limiter sensiblement la fraude.

 

Avec les difficultés que vous évoquiez tantôt, la population survivrait-elle à une crise post-électorale ?

 

C’est à Deby que vous devez poser la question puisque c’est lui qui voudra nous y amener. Nous connaissons les souffrances du peuple tchadien depuis qu’il est au pouvoir. Sous Hissène Habré, c’était déjà difficile. Avant Hissène avec les militaires, c’était encore difficile. Nous sommes en train de vivre ces 40 dernières années dans l’horreur la plus totale. Comment peut donc venir de nous, les démocrates, une idée quelconque de crise ? C’est plutôt Deby qui veut créer une telle situation. Il a toujours vécu dans un régime contesté militairement. Jamais le Tchad n’a connu autant de remises en cause par les armes. Il doit son salut au fait qu’il a armé le pays à outrance pour mater la rébellion. Aujourd’hui c’est fait, mais on ne voit pas les résultats en matière de stabilité et de bien-être de la population.

Alors si vous élu président en avril prochain, que peut attendre la population ?

 

Quand on parle de changement dans un pays, il ne s’agit pas de prendre un verre, de vider son contenu et de le remplacer par un autre contenu. Il s’agit d’avoir un programme qui réponde aux aspirations des populations. Nous avons 25 ans d’opposition, et nous avons une idée de la gestion de notre pays. J’ai une expérience gouvernementale, internationale et je compte mettre tout cela au service du développement du pays. Je promets aux Tchadiens qu’à la fin de notre premier quinquennat, il n’y aura plus d’écoles en paillote ; le déplacement des personnes et des biens à travers le pays sera facilité par l’entretien des routes, qui sont à l’abandon depuis plus de 20 ans. La formation des enseignants sera faite, en nombre important pour que nos enfants soient mieux éduqués. La santé, la sécurité seront notre cheval de bataille. La première année de notre gouvernement, la sécurité reviendra sur l’ensemble du territoire. En matière d’unité nationale, aujourd’hui le Tchad est un pays morcelé du fait d’une mauvaise gouvernance politique. Nous mettrons en place un mécanisme pour instaurer le dialogue afin de retrouver notre unité. Nous savons ce que nous voulons et je pense que ce que les Tchadiens attendent correspond à notre programme.

 

Parlons de sécurité ; nous savons que le Tchad a beaucoup été secoué par les attentats de Boko Haram. A la date d’aujourd’hui, est-ce que la lutte contre ce fléau a produit des résultats probants ?

 

Comparé au Niger et au Cameroun qui subissent les effets de Boko Haram au Nigeria, le Tchad est le pays qui a subi le moins de secousses. Il y a eu deux jours d’attentats à N’Djamena, et la région du Lac Tchad a été touchée ces derniers temps, mais les moyens que nous avons déployés aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur ont considérablement réduit la marge de manœuvre de Boko Haram. Si on parle aujourd’hui de la fin de Boko Haram en matière d’offensive militaire, c’est grâce aux militaires tchadiens, et Boko Haram est réduit à une guerre asymétrique par des attentats. Il ne peut plus mener de guerre frontale comme l’année dernière. Avec aussi le Nigeria qui a repris les choses en main avec une armée mieux motivée, cette secte islamiste sera traquée, et il n’en restera que des résidus.

 

Est-ce que l’interdiction du port de la burqa est acceptée par vos compatriotes ? Si oui, est-ce que les résultats sont concluants ?

 

Pas tous. C’est une question qui a une certaine sensibilité religieuse même chez vous ici certainement. A tort ou à raison, certains musulmans pensent que le port de la burqa doit être une règle d’or pour les femmes. Moi, j’ose m’inscrire en faux contre une telle croyance. Je pense c’est une interprétation erronée qui provoque souvent des problèmes de coexistence entre les populations. Je me dis que quand on est dans un pays laïc, il y a des règles élémentaires à respecter. Lesquelles doivent toucher aux fondements de nos religions. Tout ce qui se trouve dans l’environnement de la religion ne doit pas constituer une règle au regard de laquelle on doit gérer un pays. Donc, personnellement, je ne pense pas que du point de vue sécuritaire ce soit une mesure suffisante pour ramener la paix. Il suffit que les services de sécurité soient bien équipés, travaillent de façon professionnelle. Regardez en Europe où le port de la burqa est interdit et qui pourtant n’en subit pas moins les attentats. Il faut réfléchir aux mesures qui permettront aux populations de vivre leur religion entièrement sans pour autant toucher à la sécurité de l’Etat.

 

En tant que chef de file de l’opposition, est-ce que l’Etat met à votre disposition les moyens institutionnels de travailler, notamment un bureau, un budget de fonctionnement ?

 

La notion de chef de file de l’opposition est une coquille vide au Tchad. Quand on est allé aux élections législatives, le président n’a pas imaginé un seul instant que c’est moi qui serait le vainqueur de l’opposition. Je le dis parce qu’en dehors des félicitations du bout des lèvres qu’il m’a adressées, il a fallu attendre presque deux ans jusqu’à la fin de 2013 pour qu’il signe le décret d’application d’une loi qui existe depuis 2009. Ce décret n’a d’ailleurs connu aucun début d’application à ce jour. En dehors de ce titre pompeux, il n’ y a absolument rien qui aille avec. Certes, je ne suis pas à ça près, mais quand on est un chef d’Etat, on doit respecter sa propre signature.

 

Votre dernier mot ?


Je voudrais m’adresser à mes amis et parents burkinabè pour dire que ce qui s’est passé en 2014 a été parfaitement suivi par tout le monde et au Tchad. Je suis de ceux qui disent que le Burkina est le Burkina et le Tchad est le Tchad. Donc chaque pays a son histoire, sa culture, sa pratique politique, mais je tire mon chapeau aux Burkinabè qui ont su gérer cette situation sans débordements majeurs, qui ont su sortir de cette situation qui était très difficile et ont aujourd’hui relancé le Burkina sur des bases démocratiques. Je pense que le régime qui vient de se mettre en place par le choix du peuple burkinabè a vraiment une chance historique de gérer ce pays et de le mener dans la voie du développement. Ce serait pour nous un exemple dont on pourrait s’inspirer.

 

Ebou Mireille Bayala

Source: lobservateur.bf

 

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