2 août 2015 TCHAD/Pouvoir & Réseaux : Idriss Deby Itno, le Tchad après moi c’est le chaos. (Les Échos)
Le énième malaise du président tchadien, le 13 mai 2015, aggravés par une perte de connaissance, a fait planer l’ombre du chaos sur le pays et délié les langues. La disparition de cet allié de longue date risque d’être lourde de conséquences, aux plans politiques interne et régional, bien sûr, mais aussi pour le dispositif Barkhane dont le commandement est installé à N’Djamena.
Le président du Tchad depuis 24 ans alterne les périodes de crise et celles de plénitude intellectuelle, lors desquelles il reprend du lustre, inspecte ses troupes, harangue et déclare que "le Tchad ne cèdera jamais devant Boko Haram". Très bien. Sauf que le Tchad, aujourd’hui, c’est Idriss Déby Itno tout seul. Et que la fréquence de ses allées sur le Val-de-Grâce s’accélère. L’homme est trop visiblement fatigué pour aller bien loin. Son visage et ses extrémités sont bouffis, et, comme rongé de l’intérieur, il semble torturé par un inconfort permanent lors de ses apparitions publiques.
Commençons par le premier point d’ombre, qui concerne sa succession. Son fils Brahim, qui avait sa préférence, est mort dans des circonstances troubles et sur lesquelles la presse ne s’est jamais appesantie en 2007, à Paris. Reste Zakaria et Mahamat, tous deux éligibles. Si le premier est plutôt discret, le second, général et patron des services de sécurité, traîne derrière lui une lourde réputation d’intransigeance et d’intolérance, même si l’opinion locale s’accorde à voir en lui un vaillant guerrier.
Encore faudra-t-il que Daoussa Deby Itno, le grand frère d’Idriss, fasse le deuil de ses ambitions personnelles. Premier bénéficiaire du népotisme interne au clan, celui qui règne depuis 2000 sur le BTP, la distribution de carburants et s’était avéré fin négociateur auprès de Mouammar Kadhafi, peut vouloir user de ses capacités de conciliateur pour jouer enfin sa propre carte. On est loin, on le voit, d’une possible alternance démocratique s’exerçant dans le calme et la sérénité, d’autant que les proches du Président, le croyant mort à l’issue de son dernier malaise, avaient accéléré leurs dispositions pour quitter le pays. Il est de ces moments où la conscience vous rattrape un peu avant le peuple.
Le désordre social qui suivra l’annonce de la mort d’Idriss Déby semble inévitable. Les Sara qui peuplent le sud sont sous haute surveillance, les maires et préfets étant recrutés dans les familles Zaghawa ou Bideyat, et attendent la première opportunité de faiblesse et désorganisation du pouvoir pour regagner leur autonomie. Mais ce ne sont traditionnellement pas de grands guerriers. Aucune ethnie n’est majoritaire. Le pouvoir n’a rien partagé non plus avec les Toubous et les Goranes, qui ont la mémoire et la rancune plus tenaces. Les retombées de l’argent du pétrole dans la population sont infinitésimales. Plus gravement, depuis les incursions de Boko Haram, maintenant affilié à l’État islamique, l’appel au secours des populations riveraines du lac Tchad a été tardivement entendu. Enfin, après l’attentat du lundi 15 juin sur le grand marché de la capitale, censément commis par un homme déguisé, la suppression du port de la Burqa indigne les conservateurs et suscite de vifs ressentiments.
Car la menace la plus prégnante reste ce double front auquel le pays sera exposé dans les heures qui suivront la disparition du président. Au nord, à deux pas de la frontière, ce sont les anciennes troupes d’AQMI rebaptisées EI qui règnent sur le Sud-est libyen. À l’ouest, beaucoup plus proche de la capitale, c’est Boko Haram qui étend son territoire et exerce depuis quelques mois une formidable pression sur le régime, sans doute pour lui faire payer sa contribution active et son bilan dans sa participation aux opérations dans l’Adrar des Ifoghas et au nord de Kidal. En septembre 2014, un dépôt d’armes clandestin avait été découvert à Kousseri, ville camerounaise située immédiatement au sud de N’Djamena, et un petit chef de Boko Haram arrêté par les autorités camerounaises.
Avertissement insuffisant, semble-t-il, pour provoquer une réaction dimensionnée du pouvoir. Depuis février 2015, ce sont quatre petites localités tchadiennes bordant le lac Tchad qui ont été attaquées, dont Ngouboua (févr. 2015), l’île village de Tetewa (14 juillet 2015) et le 17 juillet dernier Koumguia. En l’espace d’un mois, du 15 juin au 11 juillet, trois attentats suicide ont endeuillé les N’Djamenois. Une constante émerge de toutes ces attaques : les représentants de l’EI ne cherchent pas à occuper le terrain, mais à terroriser, continuellement, durablement, par de multiples attaques éclair laissant au sol le plus grand nombre possible de victimes, jusqu’à ce que cette peur viscérale qui gagne aujourd’hui la capitale se mue en défiance contre un pouvoir incapable quoiqu’il clame de veiller à sa sécurité, et in fine ne le déstabilise.
Sur fond du décor plus haut brossé, le commandement de l’opération Barkhane, installé depuis le 1er août 2014 dans la capitale tchadienne, parce que de toutes les capitales du G5, c’était celle qui offrait le plus de garanties, devrait légitimement être en proie à quelques interrogations musclées, la plus urgente consistant sans doute à inventorier sans trop d’écart d’appréciation les raisons justifiant son maintien sur N’Djamena dans l’éventualité du décès du président. Les troupes françaises au sol, fortes de 3000 hommes, sont rappelons-le, disséminées sur un territoire immense partant de la Mauritanie en passant par le Mali, le Niger et le Burkina Faso avant d’atteindre le Tchad.
Les 20 hélicoptères et 6 avions de chasse placés à disposition de l’état-major font sourire n’importe quel spécialiste de défense, non seulement par la modestie du nombre, mais surtout sachant qu’ils sont rarement tous opérationnels simultanément pour raison technique. Les capacités de mobilisation opérationnelles se feront donc sous contrainte lourde en cas d’offensive d’envergure. Et l’EI, incarné par les ex Boko Haram est en mesure de mobiliser des milliers de combattants depuis l’État nigérian du Borno jusqu’en Centrafrique en passant par le nord Cameroun. Admettons que les dispositions adéquates aient été prises. Comment va ensuite se comporter l’armée tchadienne en l’absence de son chef charismatique ? Sachant bien entendu qu’il n’aura échappé à personne qu’offrir le commandement des forces à un cacique tchadien, c’est lui donner le pouvoir tout court.
L’effondrement du régime et la bascule du pays dans les mains des combattants salafistes seront porteurs de conséquences gravissimes, d’échelle plus continentale que régionale, la plus évidente étant de créer une terrible onde de choc psychologique chez les Occidentaux, en prouvant leur vulnérabilité, en particulier celle de la France. La partition de l’Afrique en deux devrait intervenir ensuite par la création de facto d’un nouveau califat s’étendant de la Libye au Nigéria. Enfin, en faisant sauter le verrou de Barkhane, l’EI se créera naturellement un corridor logistique nord-sud qui lui permettra de conforter son implantation dans tous les États du nord Nigéria, avant de s’attaquer aux richissimes États du delta puis de mettre à sac les pays du golfe de Guinée, au prix insignifiant pour lui de quelques dizaines, voire centaines de milliers de morts.
Les Échos.
847 Vues