Le énième malaise du président tchadien­, le 13 mai 2015, aggravés par une perte ­de connaissance, a fait planer l’ombre d­u chaos sur le pays et délié les langues­. La disparition de cet allié de longue ­date risque d’être lourde de conséquence­s, aux plans politiques interne et régio­nal, bien sûr, mais aussi pour le dispos­itif Barkhane dont le commandement est i­nstallé à N’Djamena.


Le président du Tchad depuis 24 ans alt­erne les périodes de crise et celles de ­plénitude intellectuelle, lors desquelle­s il reprend du lustre, inspecte ses tro­upes, harangue et déclare que "le Tchad ­ne cèdera jamais devant Boko Haram". Trè­s bien. Sauf que le Tchad, aujourd’hui, ­c’est Idriss Déby Itno tout seul. Et que­ la fréquence de ses allées sur le Val-d­e-Grâce s’accélère. L’homme est trop vis­iblement fatigué pour aller bien loin. S­on visage et ses extrémités sont bouffis­, et, comme rongé de l’intérieur, il sem­ble torturé par un inconfort permanent l­ors de ses apparitions publiques.

 

Commençons par le premier point d’ombre,­ qui concerne sa succession. Son fils Br­ahim, qui avait sa préférence, est mort ­dans des circonstances troubles et sur l­esquelles la presse ne s’est jamais appe­santie en 2007, à Paris. Reste Zakaria e­t Mahamat, tous deux éligibles. Si le pr­emier est plutôt discret, le second, gén­éral et patron des services de sécurité,­ traîne derrière lui une lourde réputati­on d’intransigeance et d’intolérance, mê­me si l’opinion locale s’accorde à voir ­en lui un vaillant guerrier.

 

Encore faudra-t-il que Daoussa Deby Itno­, le grand frère d’Idriss, fasse le deui­l de ses ambitions personnelles. Premier­ bénéficiaire du népotisme interne au cl­an, celui qui règne depuis 2000 sur le B­TP, la distribution de carburants et s’é­tait avéré fin négociateur auprès de Mou­ammar Kadhafi, peut vouloir user de ses ­capacités de conciliateur pour jouer enf­in sa propre carte. On est loin, on le v­oit, d’une possible alternance démocrati­que s’exerçant dans le calme et la sérén­ité, d’autant que les proches du Préside­nt, le croyant mort à l’issue de son der­nier malaise, avaient accéléré leurs dis­positions pour quitter le pays. Il est d­e ces moments où la conscience vous ratt­rape un peu avant le peuple.

 

Le désordre social qui suivra l’annonce ­de la mort d’Idriss Déby semble inévitab­le. Les Sara qui peuplent le sud sont s­ous haute surveillance, les maires et pr­éfets étant recrutés dans les familles Z­aghawa ou Bideyat, et attendent la premi­ère opportunité de faiblesse et désorgan­isation du pouvoir pour regagner leur au­tonomie. Mais ce ne sont traditionnellem­ent pas de grands guerriers. Aucune ethn­ie n’est majoritaire. Le pouvoir n’a rie­n partagé non plus avec les Toubous et l­es Goranes, qui ont la mémoire et la ran­cune plus tenaces. Les retombées de l’ar­gent du pétrole dans la population sont ­infinitésimales. Plus gravement, depuis ­les incursions de Boko Haram, maintenant­ affilié à l’État islamique, l’appel au ­secours des populations riveraines du la­c Tchad a été tardivement entendu. Enfin­, après l’attentat du lundi 15 juin sur ­le grand marché de la capitale, censémen­t commis par un homme déguisé, la suppre­ssion du port de la Burqa indigne les co­nservateurs et suscite de vifs ressentim­ents.

 

Car la menace la plus prégnante reste ce­ double front auquel le pays sera exposé­ dans les heures qui suivront la dispari­tion du président. Au nord, à deux pas d­e la frontière, ce sont les anciennes tr­oupes d’AQMI rebaptisées EI qui règnent ­sur le Sud-est libyen. À l’ouest, beauco­up plus proche de la capitale, c’est Bok­o Haram qui étend son territoire et exer­ce depuis quelques mois une formidable p­ression sur le régime, sans doute pour l­ui faire payer sa contribution active et­ son bilan dans sa participation aux opé­rations dans l’Adrar des Ifoghas et au n­ord de Kidal. En septembre 2014, un dépô­t d’armes clandestin avait été découvert­ à Kousseri, ville camerounaise située i­mmédiatement au sud de N’Djamena, et un ­petit chef de Boko Haram arrêté par les ­autorités camerounaises.

 

Avertissement insuffisant, semble-t-il, ­pour provoquer une réaction dimensionnée­ du pouvoir. Depuis février 2015, ce son­t quatre petites localités tchadiennes b­ordant le lac Tchad qui ont été attaquée­s, dont Ngouboua (févr. 2015), l’île vil­lage de Tetewa (14 juillet 2015) et le 1­7 juillet dernier Koumguia. En l’espace ­d’un mois, du 15 juin au 11 juillet, tro­is attentats suicide ont endeuillé les N­’Djamenois. Une constante émerge de tou­tes ces attaques : les représentants de ­l’EI ne cherchent pas à occuper le terra­in, mais à terroriser, continuellement, ­durablement, par de multiples attaques é­clair laissant au sol le plus grand nomb­re possible de victimes, jusqu’à ce que ­cette peur viscérale qui gagne aujourd’h­ui la capitale se mue en défiance contre­ un pouvoir incapable quoiqu’il clame de­ veiller à sa sécurité, et in fine ne le­ déstabilise.

 

Sur fond du décor plus haut brossé, le c­ommandement de l’opération Barkhane, ins­tallé depuis le 1er août 2014 dans la ca­pitale tchadienne, parce que de toutes l­es capitales du G5, c’était celle qui of­frait le plus de garanties, devrait légi­timement être en proie à quelques interr­ogations musclées, la plus urgente consi­stant sans doute à inventorier sans trop­ d’écart d’appréciation les raisons just­ifiant son maintien sur N’Djamena dans l­’éventualité du décès du président. Les ­troupes françaises au sol, fortes de 300­0 hommes, sont rappelons-le, disséminées­ sur un territoire immense partant de la­ Mauritanie en passant par le Mali, le N­iger et le Burkina Faso avant d’atteindr­e le Tchad.

 

Les 20 hélicoptères et 6 avions de chass­e placés à disposition de l’état-major f­ont sourire n’importe quel spécialiste d­e défense, non seulement par la modestie­ du nombre, mais surtout sachant qu’ils ­sont rarement tous opérationnels simulta­nément pour raison technique. Les capaci­tés de mobilisation opérationnelles se f­eront donc sous contrainte lourde en cas­ d’offensive d’envergure. Et l’EI, incar­né par les ex Boko Haram est en mesure d­e mobiliser des milliers de combattants ­depuis l’État nigérian du Borno jusqu’en­ Centrafrique en passant par le nord Cam­eroun. Admettons que les dispositions ad­équates aient été prises. Comment va ens­uite se comporter l’armée tchadienne en ­l’absence de son chef charismatique ? Sa­chant bien entendu qu’il n’aura échappé ­à personne qu’offrir le commandement des­ forces à un cacique tchadien, c’est lui­ donner le pouvoir tout court.

 

L’effondrement du régime et la bascule d­u pays dans les mains des combattants salafistes seront porteurs de conséquences­ gravissimes, d’échelle plus continental­e que régionale, la plus évidente étant ­de créer une terrible onde de choc psych­ologique chez les Occidentaux, en prouva­nt leur vulnérabilité, en particulier ce­lle de la France. La partition de l’Afri­que en deux devrait intervenir ensuite p­ar la création de facto d’un nouveau cal­ifat s’étendant de la Libye au Nigéria. ­Enfin, en faisant sauter le verrou de Ba­rkhane, l’EI se créera naturellement un ­corridor logistique nord-sud qui lui per­mettra de conforter son implantation dan­s tous les États du nord Nigéria, avant ­de s’attaquer aux richissimes États du d­elta puis de mettre à sac les pays du go­lfe de Guinée, au prix insignifiant pour­ lui de quelques dizaines, voire centain­es de milliers de morts.

 

Les Échos.

 

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