Youssou Ndour a eu la clairvoyance de choisir Bercy et de quitter le Building. C’est à son honneur. Me Sidiki Kaba doit savoir qu’il ne peut pas avoir le barreau, l’argent du barreau et les faveurs de dame Justice. On ne peut pas être juge et partie. Un défenseur des droits de l’homme, de surcroît engagé et partisan pour la défense de certaines causes, peut-il légitiment diriger le département de la justice ? Le risque de parti-pris est latent. Le rôle inversé qu’il se sera obligé de jouer, pour défendre les intérêts de l’Etat dans l’affaire Hissène Habré et le dossier des biens supposés mal acquis, remet en cause la crédibilité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Au-delà de la personne du nouveau ministre de la justice, il y a lieu de s’interroger sur la légitimité de nommer un avocat-engagé, souvent contre l’Etat, au poste ministre de la justice. Militer pour les droits de l’homme c’est pencher favorablement pour une cause. Or le pouvoir judiciaire et les personnes qui l’incarnent doivent rester neutres. C’est d’ailleurs pour préserver cette neutralité qu’un juge peut être dessaisi d’une affaire dans laquelle un membre de sa progéniture ou de sa fratrie est impliqué. De même, des suspicions d’arbitraire pèseraient sur tout procureur qui inculperait une femme qui se serait battue avec son épouse. Cela permet de barrer la route à l’injustice et au clientélisme juridique.

La légitimité des soupçons sur la légitimité du nouveau ministre de la justice.

La nomination de Me Sidiki Kaba au ministère de la justice, alors qu’il était conseil de clients dans des affaires impliquant les intérêts de l’Etat, pose un problème de légitimité. Mme Aminata Touré, nouveau premier ministre, a raté son casting. Elle est nécessairement au courant de la posture de Me Kaba. On se demande alors à quelle fin elle a nommé à la justice cet avocat-militant, alors que notre pays regorge d’éminents intellectuels, juristes, experts et magistrats capables de diriger la justice et de porter les sceaux de l’Etat, sans risque de suspicion.

Les compétences des personnes pressenties pour être ministre ne suffisent pas à valider leur légitimité. Il faut en plus, qu’il n’y ait aucune incompatibilité entre leur position et profession actuelle, et leur future poste de ministre.

Le ministre de la justice est le chef des magistrats du parquet. En l’occurrence les procureurs, qui peuvent décider de la poursuite des transgressions pénales. A ce titre, le ministre de la justice peut ordonner au procureur d’instruire telle ou telle affaire. Il va de soi, par conséquent, que Me Sidiki Kaba peut saisir cette situation pour diligenter des poursuites en vue de satisfaire les causes pour lesquelles il s’est engagé en tant que militant des droits de l’homme. Il y a aussi un risque de conflits d’intérêts entre les affaires des clients qu’il défendait contre l’Etat et sa position de ministre de la justice. Ce qui légitime les soupçons de partialité qui pèsent sur lui dans l’affaire Habré comme dans l’affaire Bibo Bourgi.

La légitimité des soupçons de partialité dans l’affaire Hissène Habré.

Nul besoin de rappeler les arguments musclés défendus par l’ancien président de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), Me Sidiki Kaba, pour charger l’ex-président Tchadien. Est-il équitable, dès lors, que cette même personne puisse représenter les intérêts de l’Etat sénégalais dans cette affaire ? Nous disons non !

Convaincu de la culpabilité de Hissène Habré, pour la condamnation duquel il s’est battu avec d’autres ONG, il sera naturellement, s’il est constant dans sa démarche, obligé de poursuivre ses convictions. Or, si la séparation des pouvoirs a été érigée comme pilier fondateur du pouvoir étatique et de la démocratie, il en est de même de la nécessité de séparer ceux qui doivent dire le droit de ceux à qui il doit s’appliquer dans une même affaire.

Me Sidiki Kaba était avant sa nomination l’avocat de la partie demanderesse devant les Chambres Africaines Extraordinaires dans l’affaire Habré. Si comme l’a relayé la presse, il est si convaincu de la culpabilité de Habré, au point d’invoquer une présomption de culpabilité comme au temps des systèmes inquisitoires, il ne peut pas incarner la justice sénégalaise avec neutralité. Un avocat qui remettrait en cause le principe fondamental de présomption d’innocence, juste pour accabler la défenderesse, ne peut pas légitiment occuper le portefeuille de la justice.

La légitimité des soupçons de partialité sur la traque des biens supposés mal acquis

Me Sidiki Kaba était l’un des avocats de Bibo Bourgi poursuivi dans la croisade contre les biens supposés mal acquis. Il va logiquement se décharger du dossier de son client. Mais comment peut-il honnêtement, du jour au lendemain, enfoncer son ex-client en l’accusant au nom de l’Etat de possession de biens mal acquis ? Impossible ! Il ne peut pas défendre, hier, que Bourgi n’est pas coupable, et, aujourd’hui, plaider sa culpabilité pour le compte de l’Etat. D’ailleurs les avocats de ses ex-clients peuvent demander à ce qu’il soit dessaisi comme représentant de l’Etat dans cette affaire, c’est-à-dire qu’il ne soit plus ministre de la justice. Mais peut-être qu’ils espèrent un intérêt à ce qu’il occupe cette fonction.

A moins de sombrer dans la langue de bois, il faut avouer que Me Kaba n’est pas l’homme de la situation.

Lui qui avait attaqué le ministère de la Justice devant le procureur général de Monaco pour obtenir de celui-ci qu’il n’accède plus aux demandes du parquet sénégalais, et qu’il lève le blocage des comptes de son client, va-t-il aujourd’hui plaider au nom de l’Etat le bien-fondé de la saisie des biens de son ex-client ? Va-t-il activer les justices française, anglaise, suisse, du Lichtenstein et des îles Caïmans pour traquer les comptes bancaires et les valeurs immobilières que son client détiendrait à l’étranger ?

N’est ce pas lui-même, avec les autres avocats qui défendent Bibo Bourgi et consorts, qui avait demandé au procureur général de Monaco de ne plus collaborer avec le procureur spécial de la CREI, au motif d’un risque d’arbitraire et de complicité entre l’administrateur provisoire de la société AHS et le substitut du procureur spécial de la CREI ? On peut lui reprocher la même chose avec ses ex-clients.

Enclencherait-t-il devant la Cour de répression de l’enrichissement illicite une action contre Idrissa Seck qu’il avait défendu en 2005, si le dossier des Chantiers de Thiès était remis sur la table par l’Etat ? Il faut être dupe pour languir une réponse affirmative.

Appel au gouvernement et à la société civile.

M. le Président de la République, Mme le Premier ministre, pour une justice équitable et insoupçonnée dans notre pays, Me Sidiki Kaba n’est pas la bonne personne pour représenter le pouvoir judiciaire sénégalais dans les affaires précitées comme dans d’autres. Il peut exercer ses talents dans un autre département ministériel. Mais avec lui, la crédibilité de notre justice risque d’être ternie.

En France comme dans d’autres pays occidentaux, la justice a reconnu aux associations de défense de la démocratie et de lutte contre la corruption le droit d’ester en justice contre des dirigeants étrangers et leurs complices soupçonnés d’enrichissement illégal. Si la nomination de Me Kaba produit un imbroglio judiciaire interminable, qui empêcherait la restitution de toute somme et bien soustraits frauduleusement au contribuable sénégalais, les associations devraient monter au créneau à l’étranger pour que les droits économiques du citoyen sénégalais soient respectés.

Aliou TALL Président du RADUCC (Réseau Africain de Défense des Usagers, des Consommateurs et du Citoyen) Paris – Dakar. 

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