Question n°1: Maître, le Conseil Constitutionnel vient de rendre un Arrêt rejetant l’exception d’inconstitutionnalité de l’accord du 22 août 2012 signé entre l’Union Africaine et la République du Sénégal. Pouvez-vous nous donner votre appréciation ?

 

Réponse: De prime abord, il faut retenir que la décision a été rendue par un Conseil constitutionnel irrégulièrement constitué parce que composé actuellement de quatre membres, en violation flagrante, des dispositions de l’article 3 de la loi organique qui prévoit que le Conseil est composé de cinq membres et qu’il doit être au complet pour statuer.

 

Le conseil ne pouvait alors prendre aucune décision dans sa composition actuelle. La seule exception prévue à l’article 6 est le cas d’empêchement temporaire de plus de deux membres constaté par les autres membres. En exigeant le constat d’un empêchement temporaire, ledit article exclut manifestement les cas d’empêchement définitif. Aussi, le décès du Président du Conseil constitue un cas d’empêchement définitif qui rend le Conseil inopérant jusqu’au remplacement effectif du défunt. La présence de quatre membres ne pose pas un problème de quorum mais une question de composition irrégulière au vu de la loi organique en son article 3 qui dispose que le Conseil constitutionnel comprend cinq membres nommés par décret.

 

Or, avec le décès de son Président, le Conseil Constitutionnel n’est plus dans le cas prévu par l’article 6 susvisé d’empêchement temporaire, mais d’empêchement définitif rendant alors irrégulier sa composition réduite.

 

Les juges constitutionnels ne pouvaient ignorer qu’ils ne  pouvaient valablement statuer dans leur composition actuelle. En conclusion, l’arrêt rendu le 02 mars 2015 dans une composition irrégulière du Conseil est frappé de nullité absolue.

 

Question 2 : Maître, quel commentaire faites-vous de la décision du Conseil Constitutionnel selon laquelle l’accord du 22 août 2012 ne relève pas de l’article 96 de la constitution.

 

Réponse: Que dit l’article 96 de la Constitution ?

Article 96 : « Les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’Etat, ceux qui modifient les dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi. Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés.


Nulle cession, nulle adjonction de territoire n’est valable sans le consentement des populations intéressées.


La République du Sénégal peut conclure avec tout Etat africain des accords d’association ou de communauté comprenant abandon partiel ou total de souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine. ».

 

En effet, le Conseil constitutionnel affirme dans un de ses considérants que l’accord du 22 août 2012 n’entre pas dans le champ de l’article 96 de la Constitution; qu’il s’agit d’accords dits « en forme simplifiée » reconnus par le droit international des traités, par opposition aux accords « en forme solennelle » visés par l’article 96  de la Constitution.

 

Vous pouvez constater avec moi à la lecture de l’article 96, qu’il ne parle pas de l’existence de deux types d’accords. Cette gymnastique intellectuelle est une invention du Conseil Constitutionnel pour arriver à exclure une violation de la Constitution. Nulle part la Constitution ne parle d’accords en forme simplifiée et d’accords en forme solennelle. Par ailleurs, le Conseil lui-même ne nous l’a pas expliqué dans son arrêt.

 

Nous avons posé une question simple au Conseil Constitutionnel : c’est de savoir si Mme Aminata TOURE, Ministre de la Justice pouvait, au vu de la Constitution Sénégalaise, signer un accord international, sans avoir reçu les pleins pouvoirs du Président de la République ?

 

Et, nous n’avons pas eu la réponse à cette question fondamentale, dans l’arrêt rendu. C’est très grave !

 

Le Conseil Constitutionnel est, comme on le dit, l’institution gardienne de la Constitution, chargée de veiller à son respect. Force est de constater que, par rapport à notre requête, il a esquivé et délibérément omis de répondre à la question de savoir si la Constitution avait été respectée par Mme Touré. Sa réponse est absolument effarante, il nous dit : “Mme Touré ne devait pas faire ce qu’elle a fait. Toutefois, ce qu’elle a fait est conforme à la Convention de Vienne !!”.  Et la Constitution sénégalaise ? Effarant !

 

C’est une démarche choquante pour une institution qui joue un rôle clé dans le dispositif institutionnel d’un Etat de Droit, et qui a des relations internationales avec les Cours Constitutionnelles dans le monde entier.

 

Il faut comprendre que le Conseil Constitutionnel est sorti du cadre de ses compétences pour prendre une initiative politique en inventant une base juridique "extraordinaire" à la création des CAE. Tout en sachant que les CAE ont été créées au sein de l’organisation judiciaire du Sénégal, laquelle est soumise au respect de la Constitution Sénégalaise. Le Conseil Constitutionnel est allé chercher la Convention de Vienne et a évoqué l’article 7 de celle-ci, mais sans le citer de manière expresse pour soutenir son argumentation.

 

Pourquoi ? Vous allez le comprendre : c’est une grave supercherie car l’article 7 de la Convention de Vienne, quand on en prend connaissance, nous dit le contraire de ce qu’a avancé dans son arrêt, la plus haute juridiction sénégalaise. Jugez-en !

 

Mieux, l’article 7 de la Convention de Vienne traite des litiges entre deux Etats au sujet de la signature d’un accord. Cet article pose très clairement que seul le Ministre des Affaires Etrangères est habilité à signer un accord et doit être considéré comme représentant de l’Etat (Alinéa 1-2-a). Tous les autres doivent prouver qu’ils ont les pleins pouvoirs pour agir au nom de l’Etat.

On constate pour le déplorer que même l’article 7 cité par le Conseil Constitutionnel ne confère aucune légalité à l’accord signé par Mme Touré.

 

Question 3 : Pourtant le Conseil dit bien que l’accord du 22 Août 2012 n’est pas soumis à la procédure de ratification et d’approbation.

 

Vous savez que l’Assemblée Nationale du Sénégal a procédé à la ratification de l’Accord de création des CAE. Or, le Conseil Constitutionnel dit que c’était une erreur, que l’Assemblée Nationale s’est plantée magistralement comme il a eu à dire que Mme Touré, Ministre de la justice ne devait pas, elle aussi, faire, ce qu’elle a fait. Le Conseil Constitutionnel adopte ce raisonnement vicieux parce qu’il cherche désespérément à blanchir une procédure illégale et anticonstitutionnelle.

 

Il dit que la procédure de ratification devant l’Assemblée Nationale est inutile parce que l’accord de création des CAE n’entraine pas de modifications de nature législative  et peut être assimilé à un accord signé avec la Banque Mondiale, le FMI. 

 

Reprenons l’article 96 de la Constitution cité plus haut ; dans son alinéa qui nous concerne, il prévoit bien que : les accords et traités qui modifient les dispositions de nature législative sont obligatoirement soumis à l’obligation de ratification ou d’approbation en vertu d’une loi, et sont négociés et signés par le Président de la République sauf délégation de pouvoirs en    bonne et due forme.

 

Or, l’accord du 22 Août 2012 fait bien partie de cette catégorie parce qu’il a entrainé une modification d’une disposition législative, la loi n° 84-19 du 2 février 1984 fixant l’organisation judiciaire modifiée par la loi n° 2012-29 du 28 décembre 2012.

 

C’est bien la preuve que la construction juridique du Conseil Constitutionnel est un château de sable. Ce qui est extrêmement inquiétant, est qu’on a relevé un comportement qu’il faut expliquer en la partageant avec tous les citoyens épris de justice, qui croient à l’exigence du respect de leurs Droits.

 

En effet, le Conseil Constitutionnel qui savait pertinemment que l’Accord de création des CAE  avait bel et bien entrainé des modifications législatives, a tout simplement franchi une ligne rouge pour une institution de cette importance. Il a, dans son huitième considérant, sciemment amputé sa citation, de la phrase suivante de l’article 96 : "… ceux qui modifient les dispositions de nature législative »; parce que cette disposition contredit sa volonté de blanchir une procédure anticonstitutionnelle, car l’accord du 22 Août 2012 a bien entraîné de modifications législatives.

 

Si, les "sages" n’ont trouvé que cette voie tortueuse pour contourner la difficulté posée par l’accord du 22 Août 2012, il y a lieu vraiment de s’interroger sur l’effectivité de notre État de droit.

 

Aujourd’hui, après avoir subi un blocage de plus d’un an, la question de la légalité des CAE par rapport à la Constitution sénégalaise n’est toujours pas tranchée.

 

Le Conseil Constitutionnel qui était saisi, de la question de savoir si le Ministre de la Justice pouvait signer un accord international sans obtenir une délégation de pouvoirs, a décrété que l’accord du 22 Août 2012 est régulier sans nous dire quelle est la disposition constitutionnelle qui confère au Ministre de la Justice le pouvoir de signer « sans pleins pouvoirs » un accord de nature à entraîner une modification de dispositions législatives ?

 

Le Conseil n’a pas peur de se contredire, en soutenant, que l’accord a été ratifié par l’instrument de ratification en date du 4 Février 2013 adressé par le Président de la République au Président de la Commission Africaine suivant lettre en date du 13 Février 2013, alors qu’il venait d’affirmer dans ses considérants N°10 et N°11 que justement cet Accord navait pas à être ratifié . Quelle belle contradiction !

 

Qui a soufflé à l’oreille du Conseil constitutionnel, l’existence de l’instrument de ratification du 04 Février 2013 qui n’a été soulevé par aucune partie au procès….

 

Question 4 : Le Conseil dit dans l’arrêt du 02 mars 2015 que l’accord du 22 Août 2012 peut bien, entrer en vigueur provisoirement nonobstant l’article 96 alinéa 2 qui dispose que les accords  ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés et publiés. Qu’en pensez-vous ?

 

Le Conseil Constitutionnel, juge constitutionnel semble méconnaître gravement ses  compétences d’attribution  découlant de l’article premier de la loi N°92-23 du 30 Mai 1992 :

L’accord du 22 Août 2012 qui prévoit provisoirement son entrée en vigueur ne viole –t- il pas la Constitution en son article 96 al 2 qui dispose que les accords n’entrent en vigueur qu’après avoir été ratifiés ou approuvés et publiés? C’était l’une des questions soulevée par notre requête.

 

Que fait alors le Conseil constitutionnel ? Au lieu de répondre à cette question, par rapport à la Constitution Sénégalaise, il va chercher la Convention de Vienne alors que l’article premier de la loi sur le Conseil Constitutionnel lui donne compétence de vérifier de la constitutionnalité des engagements internationaux. C’est absolument inouï !

 

Le juge constitutionnel est allé puiser dans les textes de la Convention de Vienne dans le seul but d’éviter de répondre à ces questions simples qui rendent l’Accord de création des CAE contraire à la Constitution :

 

L’accord du 22 Aout 2012 signé par le Ministre de la justice sans recevoir « pleins pouvoirs » du Président de la République est-il conforme aux dispositions de l’article 95 de la constitution?

 

Ledit accord peut-il entrer en vigueur provisoirement lorsque l’article 96 de la constitution dispose que les accords signés n’entrent en vigueur qu’après ratification et publication ? Le président de la République peut-il déléguer son pouvoir de nomination de magistrats sénégalais  à une autorité étrangère sans violer l’article 90 de la constitution.

 

Question 5 : Comment analysez-vous l’arrêt du conseil constitutionnel qui dit que le Président de la République peut bien déléguer ses pouvoirs de nomination de magistrats sénégalais à une autorité étrangère.

 

La réponse du conseil ne manque pas de faire sourire, car il dit vraiment sans sourciller qu’en délégant son pouvoir de nomination à une autorité étrangère, le président de la République s’est conformé aux dispositions de l’accord du 22 Août 2012, oubliant gravement que sa mission encore une fois consistait à vérifier si une telle disposition était oui ou non conforme à la Constitution.

 

L’arrêt du Conseil Constitutionnel  a sciemment esquivé toutes les questions qui lui ont été soumises  et  se caractérise par une pauvreté intellectuelle déconcertante.

 

Les motifs révèlent une volonté affirmée de donner des gages pour concourir aux deux postes à pourvoir.

 

Question 6: Est-ce à dire maître, qu’il ne reste maintenant que l’audience extraordinaire des Assises ?

 

Non ! Après l’arrêt du Conseil Constitutionnel, l’affaire sera évoquée le 12 mars 2015 devant la chambre administrative de la Cour Suprême pour statuer maintenant sur la légalité du décret N° 2013-212 du 30 Janvier 2013 portant nomination des juges des chambres extraordinaires d’instruction.

 

Espérons que les juges de la Cour Suprême feront preuve de beaucoup de perspicacité pour déjouer les empiètements du Conseil Constitutionnel dans leurs compétences respectives. 

 

L’affaire Hissein HABRE continue de naviguer dans les méandres de la négation du Droit et du déni de justice continu qui ne font que confirmer la lettre de mission : « instruire à charges exclusivement, annihiler tous les recours du Président Hissein HABRE, juger et condamner quitte même à tordre le cou à l’Etat de droit. ».

 

Dans un état de droit, c’est lorsque toutes les juridictions ont abdiqué à exercer leur office et se mettent au service des hommes politiques que commence l’arbitraire. Nous avons eu l’attitude incroyable de la Cour Suprême qui a bloqué notre recours pendant plus de 19 mois; c’était une démarche politique pour permettre aux CAE d’avancer dans l’organisation de cette mascarade judiciaire. Puis, un Conseil Constitutionnel irrégulier, illégitime qui fait un forcing pour lui aussi, se glisser dans cette entreprise de blanchiment d’une procédure illégale, inconstitutionnelle.

 

Faisant fi de son rôle, il n’a pas hésité à amputer volontairement des parties d’articles de la Constitution ou encore d’omettre de citer un article parce que le citer, reviendrait à révéler qu’il avait tout faux. Il importe que les Sénégalais prennent suffisamment conscience que la manipulation du Droit et des institutions judiciaires pour parvenir à condamner le Président Habré, laissera des traces indélébiles et a déjà largement ruiné la réputation du Sénégal.


Journal Libération n°994 du 10 mars 2015
Dakar – Sénégal

 

 

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