Le 27 avril, la France a « fermement condamné » la répression de manifestations qui ont fait au moins six morts au Tchad. Mais par son soutien appuyé, elle a de fait avalisé un coup d’État.

Tel père, tel fils. La politique répressive mise en pratique durant la majeure partie de son règne par Idriss Déby Itno semble avoir été adoptée par Mahamat Idriss Déby. Le 27 avril, une semaine jour pour jour après l’annonce de la mort de l’autocrate, tué, selon la version officielle, alors qu’il était monté au front pour faire face à l’avancée des rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), des centaines de Tchadiens ont manifesté dans plusieurs villes, dont la capitale, N’Djamena, pour dire « non » au coup d’État orchestré par la garde rapprochée de Déby père, qui a abouti à la prise du pouvoir de Déby fils, un officier général âgé de 37 ans.

Selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart, la réponse de la junte, réunie au sein du Conseil militaire de transition (CMT), a été d’une grande brutalité. « Très vite, les forces de l’ordre ont été dépassées et l’armée a pris les choses en mains. Elle a tiré à balles réelles », affirme Succès Masra, une figure de l’opposition dont le parti, Les Transformateurs, avait appelé à manifester. Selon les autorités judiciaires contactées par l’AFP, six personnes auraient été tuées. Des organisations de défense des droits de l’homme parlent de neuf morts, ainsi que de plusieurs dizaines de blessés et de très nombreuses arrestations.

L’Union européenne, par la voie de son haut représentant Josep Borell (interrogé par Le Monde), et la France, via Emmanuel Macron ont, dans les mêmes termes, « fermement condamné la répression ». Devant le perron de l’Élysée, en compagnie du président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, qu’il venait de recevoir, le président français a cru nécessaire d’ajouter : « Je suis pour une transition. Je ne suis pas pour un plan de succession. »

Mais le rétropédalage des deux seuls dirigeants occidentaux à s’être déplacés à N’Djamena le 23 avril pour assister aux funérailles de Déby arrive un peu tard. Lors des manifestations de mardi, des drapeaux français ont été piétinés et brûlés. « On dénonce l’attitude de Paris qui a conforté les auteurs du coup d’État en ne le condamnant pas, et en le soutenant », explique un activiste qui a participé aux manifestations et a requis l’anonymat.

Soutien logistique

De fait, depuis la mort d’Idriss Déby, la France a apporté un double soutien à la junte dirigée par son fils, à la fois militaire et diplomatique. Si ses contours précis sont encore inconnus, le soutien militaire apporté par l’armée française à l’armée tchadienne pour faire face à la rébellion ne fait pas de doute. Le 11 avril, plusieurs centaines de combattants du FACT ont lancé une offensive sur N’Djamena depuis le sud de la Libye. Les 17, 18 et 19, de violents combats les ont opposés aux soldats tchadiens. Depuis lors, le FACT, qui a perdu de nombreux hommes, a opéré un retrait vers le nord et l’ouest, sur la frontière avec le Niger (où les combats ont repris le 28 avril).

Durant son offensive, le FACT a régulièrement affirmé être survolé par des avions de chasse et des drones français. Visé par plusieurs bombardements de l’armée tchadienne, il affirme que ceux-ci « n’ont été possibles que grâce à la surveillance de l’aviation française ». Un officier tchadien ayant requis l’anonymat, qui est monté au front, le concède : « Le FACT a tenté de nous prendre par surprise en lançant plusieurs colonnes et en empruntant la frontière avec le Niger pour mener son offensive. Les renseignements que nous ont fournis la France nous ont été très utiles pour nous repositionner. Les Français ont de moyens sophistiqués que nous n’avons pas. »

Au sein du cabinet de Florence Parly, on admet avoir fourni du renseignement en temps réel à l’état-major tchadien, et ce dès le début de l’offensive du FACT, notamment en surveillant le nord du pays. « Nous les informions sur l’avancée des forces, et nous faisions un suivi tactique du terrain en permanence », a également affirmé à Mediapart un collaborateur du président de la République.

Le ministère des armées a refusé d’entrer dans les détails de cet appui. Un indicateur donne toutefois une idée de l’effort fourni pour aider le régime tchadien en déroute : le nombre de sorties de l’aviation française dans la région – rendu public dans le cadre de l’opération Barkhane. Alors que, depuis début mars, les avions de Barkhane (dont le QG se trouve à N’Djamena) réalisaient en moyenne 95 sorties par semaine, ils sont sortis 139 fois pour la seule semaine du 14 au 20 avril. Selon plusieurs sources, tous les capteurs ont été mobilisés : drones, avions, satellites, mais aussi renseignement humain et électronique.

« Ce soutien entre dans le cadre de nos missions », précise un officier. « Dans le cadre des opérations conduites avec la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad, la force Barkhane effectue régulièrement des vols de reconnaissance et de surveillance dans l’ensemble de la zone pour consolider son appréciation de situation, fait-on savoir au ministère. La force Barkhane est amenée à partager les renseignements collectés avec ses partenaires sahéliens et avec ses alliés européens et américains engagés à ses côtés. »

En l’occurrence, l’appui français ne s’est pas limité à du partage de renseignement. Un soutien logistique a également été apporté aux militaires tchadiens, notamment en larguant du matériel au plus près des combats. Les chiffres publics concernant l’opération Barkhane (qui couvre le Tchad ainsi que quatre autre pays sahéliens) semblent confirmer cet effort logistique : sur la semaine du 14 au 20 avril, soit la semaine de la percée rebelle, les avions français ont effectué 73 missions de transport ou de ravitaillement, contre 50 en moyenne les semaines précédentes. Le matériel fourni aux Tchadiens contenait-il de l’armement ? Le ministère des armées, sollicité par Mediapart, n’a pas souhaité répondre.

Autre question à laquelle le ministère ne répond que très partiellement : le cadre légal de ce soutien. Interrogé par Mediapart, le ministère a alternativement évoqué un accord « revu en 2008 »  – et dont personne ne semble connaître l’existence  – et un accord de 1976, qui ne semble pas pouvoir s’appliquer à la situation actuelle.

Les Français ont également pris en charge médicalement des soldats tchadiens blessés. Sont-ils allés plus loin, en effectuant des frappes ou en engageant des soldats au sol ? Le cabinet de la ministre Florence Parly assure que non : ni frappe aérienne, ni show of force (une opération qui vise à survoler à très basse altitude l’ennemi pour le mettre en garde), ni hommes au sol, ni même transport de troupes – ce que confirment plusieurs sources tchadiennes et européennes.

Pas de frappes (pour le moment)

Il y a deux ans, dans des circonstances assez similaires, la France avait pourtant été jusqu’à frapper directement sur le sol tchadien. En février 2019, une colonne de l’Union des forces de la résistance (UFR), une autre rébellion elle aussi partie de Libye, avait ainsi été bombardée par la chasse française alors qu’elle fonçait sur N’Djamena. À l’époque, la France avait assumé publiquement ces bombardements, qui avaient tué plusieurs dizaines de combattants et stoppé net l’offensive.

Devant les députés, Jean-Yves Le Drian, avait assuré que cette opération entrait dans le cadre fixé par le droit international et qu’elle avait été menée « à la demande des autorités tchadiennes ». Mais ces frappes avaient suscité des critiques parmi les partenaires européens de la France, dont certains s’étaient inquiétés de voir la mission première de la force Barkhane (la lutte anti-terroriste) être dévoyée : les combattants de l’UFR n’avaient en effet rien à voir avec les groupes armés djihadistes actifs au Sahel.

La France n’a probablement pas, cette fois, bombardé les rebelles. Est-ce pour ne pas fâcher ses alliés européens ? Est-ce parce qu’elle tente difficilement de les impliquer dans sa guerre anti-djihadiste au Sahel – en mettant sur pied la force Takuba notamment ? L’hypothèse est évoquée par le chercheur et ancien haut fonctionnaire américain Cameron Hudson.  Est-ce parce que, comme certains le pensent à N’Djamena, Idriss Déby avait fâché Paris en tenant, lors d’un de ses derniers meetings de campagne, des propos ouvertement anti-français ?

Autre supposition : est-ce tout simplement parce que le chef d’État tchadien, n’ayant pas pris la mesure de son adversaire, estimait qu’il pouvait se passer de la force de frappe française ? Vu de N’Djamena, le FACT ne représentait pas une menace aussi grande que l’UFR, qui bénéficiait de complicités au sein même de la communauté du président, les Zaghawas. « [Idriss] Déby a peut-être sous-évalué la qualité de leur armement et de leur équipement et les moyens dont ils disposaient », avance-t-on à l’Élysée.

Soutien politique et diplomatique

Après la mort du président Idriss Déby, Emmanuel Macron a choisi d’adouber Mahamat Idriss Déby en se rendant en personne aux obsèques du défunt. Il s’est publiquement affiché aux côtés du fils en martelant que « la France ne laisserait personne (…) remettre en cause la stabilité et l’intégrité du Tchad ». Mahamat Idriss Déby a pourtant pris le pouvoir à la tête d’un conseil militaire (en dépit de la Constitution tchadienne qui prévoit un intérim assuré par le président de l’Assemblée nationale) puis il a dissous l’Assemblée nationale et le gouvernement, tout en promettant des élections dans un délai de dix-huit mois (en dépit de la Constitution qui prévoit un délai de trois mois maximum).

Cette absence de condamnation, même pour la forme, est inhabituelle. « Quand il y a un coup d’État, il est de coutume de condamner, même si en coulisse on fait passer des messages plus souples », indique un diplomate français en poste au Sahel. C’est notamment ce qui a été mis en œuvre après le renversement d’Ibrahim Boubacar Keïta au Mali en août dernier.

« Ce qui m’a étonné et choqué, abonde un diplomate familier du dossier tchadien, c’est que ni Le Drian ni le président de la République n’aient jugé utile de prendre la moindre distance avec la forme de succession choisie par le fils Déby (…) L’un comme l’autre se sont contentés de prendre acte de ce qui est, qu’on le veuille ou non, rien d’autre qu’un coup d’État militaire à froid. »

S’il aurait été difficile pour la France, soucieuse de préserver de bonnes relations avec un allié jugé précieux dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, de condamner ouvertement ce choix, « ils auraient pu au moins mentionner la nécessité de respecter les dispositions constitutionnelles. (…) Par ailleurs, de la part d’Emmanuel Macron, il n’était ni indispensable ni habile de se rendre à N’Djamena pour assister aux funérailles d’un homme aussi peu soucieux des principes démocratiques qu’Idriss Déby ».

Au-delà de l’affichage public, le soutien français à la junte s’est également joué, au moins en partie, en coulisse. « Déby fils aurait-il délibérément ignoré les dispositions constitutionnelles de la succession, suspendu la Constitution, dissous l’Assemblée nationale et le gouvernement et adopté une charte de transition s’il n’avait pas eu le feu vert d’au moins deux des interlocuteurs français habituels de son père ? J’en doute, assure un autre bon connaisseur du Tchad. Tous les membres de son conseil de transition appartiennent comme lui aux troupes d’élite, aux services de sécurité, aux renseignements militaires, à la sécurité publique. Plusieurs sont en contact étroits avec les services de renseignements français. »

De nombreux chercheurs voient dans ce soutien renouvelé à la famille Déby la persistance d’un aveuglement historique, lié à la perception d’un territoire considéré comme un espace stratégique ne pouvant être dirigé que par un « homme fort ». Spécialiste du Tchad, la chercheuse Marielle Debos constate qu’en entérinant le CMT, la France « participe à la marginalisation des autres voix de la politique et de la société civile », et entretient l’image d’un pays vu « sous l’aspect uniquement militaire ».

L’entourage de Macron affirme qu’à N’Djamena, il a tenu un discours de « vérité » face à Déby fils. Les deux hommes se sont vus en tête à tête dès son atterrissage, le 22 avril. Puis ils se sont revus le lendemain, en compagnie des chefs d’États membres du G5 Sahel. « Nous avons dit à Déby que nous étions ‘OK’ pour accompagner la transition, mais qu’il devait donner un signal de rééquilibrage en nommant des civils », précise un collaborateur. L’équipe du président a en outre rencontré des représentants de la classe politique, et notamment des opposants, lesquels ont pu exposer leurs revendications. Les plus conciliants exigent la nomination d’un président civil, d’un premier ministre consensuel et d’un gouvernement d’union nationale, la mise en place d’un dialogue et la définition d’une durée limitée de la transition. Les plus radicaux réclament le retour à l’ordre constitutionnel et la dissolution du CMT.

Les Français veulent croire que leur message a été entendu. Lundi, ils pensaient en avoir eu la confirmation avec la nomination au poste de premier ministre d’un civil, en la personne d’Albert Pahimi Padacké (qui fut le dernier premier ministre de Déby avant de se présenter contre lui à l’élection présidentielle). Mardi, après la répression des manifestants, ils en étaient moins sûrs.

Tchadanthropus-tribune avec Médiapart

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